Lors d'un colloque portant sur le risque stratégique, j'ai un jour entendu un général français affirmer avec aplomb que, lorsque le général MacArthur a débarqué en Corée et a choisi un endroit très escarpé à l'ouest de la péninsule pour lancer ses hommes à l'assaut, la probabilité a priori de réussite d'une telle entreprise, qui a effectivement été couronnée de succès, était « peut-être de un sur un million ». J'ai contesté vigoureusement ce chiffre en soutenant que, si ça avait été le cas, le débarquement aurait certainement échoué, même si MacArthur promettait de revenir comme aux Philippines (« I shall return », repris avec humour par le cyborg Schwarzenegger dans Terminator). Ce général avait, selon moi, totalement sous estimé la probabilité en question, sans doute aussi pour rendre son exposé plus attrayant.
Il y a effectivement des événements dont la probabilité est infime bien que non nulle, mais qui n'arrivent jamais. L'exemple le plus célèbre en la matière est la probabilité qu'un singe placé devant un clavier tape directement une fable de La Fontaine, sauf s'il la connaît par cœur, bien sûr ! Lorsque Thierry Boisard a brillamment remporté le championnat de France 2000 à Quimper, sans doute inspiré par le grand air breton, suivi en 2002 par Pierre-Claude Singer (Toulouse) et en 2006 par Alexis Rennesson (Limoges) qui partait, rappelons le, d'un numéro de table supérieur à cent, j'ai maintes fois entendu le commentaire suivant : la surprise est totale, la probabilité que se produisent de tels événements étant infime. Voyons ce qu'il en est réellement.
Je me suis livré à une petite analyse statistique portant sur les championnats de France de 1980 à 2012 (de 1976 à 1979, le niveau était encore relativement faible et le titre ouvert à de multiples joueurs, c'est pourquoi j'ai exclu cette période de mon analyse). Sur cette durée de trente-trois ans, on dénombre quatre surprises effectives, si l'on ajoute aux joueurs précités le titre de Bernard Caro en 1988 (Aix-Les-Bains), même s'il faisait à l'époque largement partie des dix meilleurs joueurs français. Mais il faut dire que Michel Duguet, compte tenu de son brillant palmarès, était largement favori (il a trébuché sur METTRONS, ça arrive même aux meilleurs qui n'en restent pas moins des êtres humains, enfin presque !). Notons dès à présent que les quatre joueurs en question, même s'ils ne faisaient pas partie des favoris, étaient tous d'excellents joueurs de première série. Aucun joueur de niveau moyen n'a été champion de France sur cette période et la probabilité que cet événement se produise à l'avenir, compte tenu de surcroît de la hausse continue du niveau, est effectivement infime, bien que non nulle. Mais qu'en est-il ici ? Quatre surprises sur trente-trois championnats de France, et en extrapolant ce résultat (portant sur un échantillon insuffisant, je l'admets, mais quand même significatif), cela représente une probabilité de 12,12%, ce qui n'est pas négligeable. Cela signifie qu'une surprise advient en moyenne tous les huit ans environ. Je crois qu'il ne faut pas confondre la probabilité que sur une période donnée se produise une surprise, qui est significative, avec la probabilité a priori qu'un joueur non favori désigné à l'avance, disons par exemple Thierry Boisard, remporte le titre en un lieu et à une date déterminés à l'avance (Quimper, 2000), qui est effectivement très faible, même si le joueur en question, connaissant son niveau et son état de forme du moment, sait qu'elle n'est pas négligeable. Prenez trente personnes au hasard. Savez-vous que la probabilité que deux d'entre elles au moins soient nées le même jour de l'année est de 70% ! En revanche, si je désigne le jour au départ, par exemple le 26 avril, la probabilité que deux personnes de cet échantillon soient nées ce même jour est effectivement très faible.
A noter ici que l'on ne peut mesurer la probabilité d'une surprise potentielle de ce dernier type (tel joueur champion de France en telle année) en s'appuyant sur des fréquences probabilistes, car l'événement est unique et on ne dispose pas de l'information permettant d'évaluer l'ensemble des cas favorables et de le ramener à l'ensemble des cas possibles. En d'autres termes, lorsqu'il s'agit d'évaluer la surprise potentielle liée à la future accession d'un joueur donné au titre suprême de champion de France, on est face à une incertitude qui ne peut pas se mesurer en termes probabilistes. Aurait-on pu mesurer a priori la probabilité qu'adviennent des génies comme Newton ou Michel Ange, même si la comparaison avec Thierry Boisard est un peu osée ? La notion même de degré de surprise potentielle renvoie à un sentiment intuitif et subjectif, au jugement porté sur ce que nous ressentirions si l'événement se produisait effectivement, mais ne peut se mesurer en termes objectifs. Elle renvoie donc aux croyances propres à chacun qui sont exprimables au mieux en termes de probabilités subjectives. Vous me suivez ? Non, alors je vais donner un exemple à partir de mes propres croyances. Sur une échelle allant de 1 à 10 et pour l'année 2013, mon degré de surprise potentielle serait de 3 si Franck Maniquant était champion de France et de 9,99999999999999 si c'était ma charmante belle-sœur Josiane (ce ne serait pas la première fois qu'elle me surprend, mais quand même) ce qui, traduit en termes de probabilités subjectives, serait de l'ordre de 0,7 pour Franck et de 0,000000000000001 pour Josy. Mais il n'y a bien sûr rien d'objectif dans cette mesure !
Armés de cette analyse « scientifique », serez vous meilleur que Thierry Chincholle pour établir vos prévisions, en particulier pour le championnat de France 2013 ? En la matière du reste, et comme pour le sport, l'expérience montre que les champions ne sont guère plus clairvoyants que les joueurs lambda. Comme le disait très justement le génial Pierre Dac : « La prévision est un art difficile, surtout quand elle concerne l'avenir ».
2 Peut-on mesurer l'intelligence du scrabbleur ?
Dans un article récent fort intéressant intitulé « Efficacité intellectuelle et Scrabble », Yves Dumont s'interroge sur l'intelligence du scrabbleur et écrit : « Le rôle de l'intelligence dans ce jeu n'est sans doute que marginal car des capacités comme compréhension, prédiction, esprit de synthèse, faculté de traiter de nouvelles situations, stratégie etc., ne sont que peu utilisées, voire même pas du tout ».
L'intelligence peut être définie de façon générique comme une faculté d'adaptation à une situation donnée. Dans le champ du Scrabble, nous dirons qu'elle relève avant tout de la capacité à traiter l'information pour atteindre son objectif qui est fort simple : marquer le maximum de points possible sur chaque partie. Cette intelligence est plus d'ordre pratique que conceptuel. De même que pour le bridge ou les échecs, le joueur de haut niveau est un expert, mais n'est généralement pas expert de son expertise, du fait qu'il ne maîtrise pas les concepts permettant de l'analyser. Certes, l'intelligence est multiforme et seule une partie des facultés mentales de l'homme est mobilisée dans le champ du Scrabble et plus généralement des jeux de l'esprit. Mais je pense qu'il ne faut pas sous estimer ces facultés, bien plus développées chez l'expert que chez l'amateur éclairé. Cet article a pour objet d'approfondir les qualités intellectuelles requises pour devenir un joueur de haut niveau, qualités qui me semblent assez proches de celles que sollicitent les autres grands jeux de l'esprit, à commencer par les échecs et le bridge. Contrairement à une idée reçue tenace, il ne suffit pas d'avoir une bonne mémoire pour devenir un bon joueur, il faut également développer une « intelligence du jeu », qui est loin d'être donnée au départ. Mais que faut-il entendre précisément par là ?
S'appuyant sur la théorie des intelligences multiples d'Howard Gardner, fondée sur l'idée que plusieurs formes d'intelligence coexistent chez un même être humain, Yves Dumont en retient trois types prépondérants dans notre jeu : verbale, logico-mathématique et spatiale. Sans reprendre à la lettre cette classification, je propose de recenser les principales facultés cognitives nécessaires à une bonne maîtrise du Scrabble.
En premier lieu, l'apprentissage lexical qui porte sur les mots et sur la combinatoire permettant de les reconnaître le moment venu dans un contexte donné. Cet apprentissage, nécessairement sélectif compte tenu de nos capacités cognitives et mémorielles limitées (apprendre, c'est éliminer), opère par renforcement et câblage neuronal comme je l'ai largement analysé précédemment.
S'agissant de la combinatoire, il est nécessaire de développer des capacités d'abstraction mentales, c'est-à-dire de visualiser les tirages dans sa tête sans s'appuyer sur un support matériel. Notons ici que cet apprentissage, plus ou moins intensif selon les joueurs, s'effectue hors de la grille, mais rend plus efficace le retour sur celle-ci, notamment en permettant de gagner beaucoup de temps.
Les capacités de déduction, qui appartiennent au domaine de l'intelligence logico-mathématique, sont fortement mobilisées tout au long d'une partie. On voit par exemple souvent des joueurs moyens ou débutants chercher inutilement sur une place qui ne peut pas rapporter plus de points que ce qu'ils ont déjà trouvé. Etre capable de déduire à partir d'une certaine configuration de la grille et du tirage que l'on ne peut battre son score qu'à tel ou tel endroit en cherchant de telle façon, par exemple une collante horizontale. Etre capable de déduire rapidement, à partir de ses connaissances, qu'il n'y a pas de scrabble sur telle ou telle lettre d'appui (par exemple AELNORA ne scrabble pas sur D puisque « ROLANDE » scrabble sur PUNIMES). Tout cela, effectué en temps limité, nécessite de la pratique et de l'expérience, ainsi qu'une capacité de calcul rapide des points.
On peut adjoindre à ces capacités déductives une démarche parfois inductive. Par exemple, je ne sais pas si tel verbe est transitif, mais je sais que 80% des verbes le sont, donc je prends le risque de le jouer avec de bonnes chances de succès. Les capacités d'anticipation sont essentielles à la réussite. Une partie est une histoire qui s'écrit avec ses irréversibilités, mais aussi les opportunités nouvelles qu'elle offre à chaque étape. C'est pourquoi chaque mot nouvellement posé doit faire l'objet d'une analyse (préfixe, suffixe, possibilité de collante et de pivot etc.). A ce sujet, il ne suffit pas de tapisser l'endroit de cachous ou de flèches de toutes les couleurs. Il faut réfléchir à l'avance aux types de mots que l'on peut y faire rentrer, c'est cela qui permettra de trouver rapidement la solution le moment venu.
D'autre part, entre les coups, il est nécessaire de faire un point actualisé sur les potentialités globales que la grille offre pour les scrabbles éventuels (place pour un scrabble sec, appuis possibles), ce qui nécessite un véritable travail d'exploration. Tout ceci prend du temps, c'est pourquoi il est toujours étonnant de voir des joueurs attendre tranquillement le nouveau tirage en regardant le plafond et parfois même en s'impatientant ! La partie se joue tout autant entre les coups que pendant les coups.
La maîtrise du risque fait elle aussi l'objet d'un apprentissage souvent douloureux, lié à de fortes émotions. Prendre en toutes circonstances, face à un mot dont la validité est incertaine, la décision qui minimise ses regrets futurs, ne pas se laisser entraîner par le diable dans le gouffre (voir « Tintin au Tibet »), n'a rien d'évident même lorsqu'on est conscient du risque qu'on prend. A noter qu'il y a deux façons de mieux gérer le risque : progresser dans le processus de décision, mais aussi réduire l'incertitude par une meilleure maîtrise du vocabulaire. Il est clair à ce sujet que les joueurs moyens passent beaucoup plus de temps à douter de la validité des mots qu'ils construisent que les joueurs de haut niveau. Ils dépensent donc une énergie considérable qui souvent paralyse leur recherche sur la grille.
La vision de la grille fait partie de l'intelligence spatiale. Un joueur de haut niveau de mon club (un indice : il a été champion de France en 1988) me faisait judicieusement remarquer qu'il serait très instructif de suivre le parcours des yeux des joueurs. On s'apercevrait sans doute que certains d'entre eux se focalisent sur une partie seulement de la grille, ce qui permet d'expliquer pourquoi ils jouent plusieurs fois de suite au même endroit alors que ce n'est jamais le top, et que d'autres volettent de place en place sans en approfondir aucune. Pour être efficace, il faut avoir à la fois une vision globale qui suppose une grande mobilité oculaire et se donner le temps d'explorer les places rémunératrices, mais là encore, la répartition optimale du temps passé sur les différentes places dépend beaucoup de l'expérience du joueur.
L'intuition, capacité de saisir immédiatement son objet sans recourir au raisonnement ou au calcul, a souvent été opposée à l'intelligence. Or, s'agissant des jeux de l'esprit, il s'agit bien selon moi d'une forme d'intelligence immédiate qui repose sur l'expérience et sur la reconnaissance de situations passées. Ainsi l'expert aux échecs « sait » immédiatement que tel coup est intéressant, parce qu'il peut puiser dans sa mémoire à long terme et réactiver des patterns, c'est-à-dire des modèles de relation entre les pièces (attaque, défense, proximité…) stockés et organisés dans sa mémoire à long terme. De la même façon, le scrabbleur de haut niveau « sait » immédiatement où il faut jouer, possède un savoir tacite provenant de son expérience qui lui permet notamment de réactiver des modèles de relation entre les cases de la grille et les mots déjà posés qui permettent l'évaluation rapide de toutes les possibilités offertes par la structure en place à un moment donné. Comment pourrait-on expliquer autrement que les meilleurs joueurs soient capables de jouer une partie entière au top en moins de trois minutes ?
La maîtrise des émotions peut s'analyser comme une forme d'intelligence émotionnelle. Pour Descartes, penser c'est d'abord raisonner, c'est-à-dire faire fi des émotions qui entravent la production mentale rigoureuse qui est le propre de l'esprit humain. Cette conception dichotomique, le corps d'un côté, l'esprit de l'autre, est aujourd'hui largement remise en cause, en particulier par les neurosciences qui ont établi qu'il ne peut y avoir de rationalité sans émotions. Il est vrai que, lorsque nous sommes submergés par nos émotions, nous n'arrivons plus à penser correctement et nous faisons n'importe quoi. Mais l'homme a aussi cette capacité à contrôler ses émotions et à en tirer intelligemment parti. Les émotions jouent alors un rôle de signal d'alerte (attention, les voisins sont tous relevés, donc il doit y avoir un bon coup) qui peuvent stimuler la recherche et permettre de trouver la solution. La poussée d'adrénaline est parfois nécessaire, mais il faut savoir en contrôler les effets et garder sa lucidité.
Enfin, last but not least, la capacité à s'interroger sur ses forces et faiblesses et à analyser ses erreurs sans concession relève de ce que Gardner appelle l'intelligence intrapersonnelle. Elle est essentielle pour progresser efficacement au Scrabble. Beaucoup de joueurs rationalisent a posteriori leurs erreurs de décision parfois grossières en se trouvant de bonnes excuses, telles que : « Bien sûr, je ne connais pas ce mot, mais après tout, ça aurait pu être bon ». Beaucoup de joueurs refusent de regarder leurs faiblesses en face. Par exemple, lorsque j'interroge une joueuse de niveau moyen sur une partie où elle a perdu environ dix tops et 150 points, elle me dit en un raccourci saisissant : « J'ai perdu ANOMALON que je ne connaissais pas », faisant l'impasse totale sur les coups techniques simples qu'elle aurait pu voir et qui lui coûtent très cher. Et si je lui dis qu'elle a encore beaucoup trop de déchets sur les coups techniques, elle refuse de m'entendre et me dit : « Je suis bien sur la grille, je prépare bien les coups ». Refuser d'analyser lucidement ses faiblesses et ses erreurs est le meilleur moyen de ne pas progresser.
Revenons à la question initiale : peut-on mesurer l'intelligence du scrabbleur ? La réponse est évidemment négative, et même les tests de QI issus d'Alfred Binet ne le peuvent pas, car ils ne prennent pas en compte toutes les formes d'intelligence, en particulier l'intelligence émotionnelle et l'intelligence intrasubjective. Cependant je m'inscris en faux contre l'idée que l'intelligence joue un rôle marginal dans notre jeu favori. Même s'il est clair qu'il est moins complexe que les échecs ou le bridge, en particulier parce qu'il ne comporte pas d'interactions stratégiques, même si l'ordinateur peut toper une partie entière en quelques secondes parce qu'il a la puissance de calcul permettant de recenser toutes les possibilités, il n'en reste pas moins que l'intelligence humaine est largement mobilisée, comme j'ai essayé de le montrer dans cet article. Je pense du reste que beaucoup de joueurs possédent les qualités intellectuelles nécessaires pour bien jouer, mais n'ont pas la volonté de mettre en œuvre les moyens d'y parvenir.
Le Scrabble donne souvent l'impression d'être un jeu facile, dont l'efficacité ne dépend que des connaissances lexicales, mais c'est une apparence trompeuse. Ne le dites cependant pas aux nouveaux venus qui pénètrent dans votre club gonflés d'orgueil par leurs performances familiales en partie libre (ou classique), ils auront toujours le temps de s'en rendre compte par eux-mêmes !
3 L'importance du point de référence dans la décision face au risque
Une joueuse de très bon niveau s'est un jour refusé le mot DUVETONS pour 70 points, mot dont elle n'était pas sûre mais pressentait tout de même la validité, et a préféré sur ce coup assurer une sécurité à 20 points. A la fin de la partie, elle a commenté ainsi sa décision : « Je sais que j'ai perdu beaucoup sur ce coup, mais tu comprends, je n'aime pas le risque ». Ce à quoi je lui ai répondu : « Au contraire, on dirais bien que tu adores le risque ! ».
En fait, nous avions tous les deux raison, mais nous ne partions pas du même point de référence. Elle se disait qu'elle assurait 20 points, alors que selon moi, elle prenait le risque, énorme dans ce cas précis, de perdre 50 points sur un top tout à fait plausible. Son point de référence était zéro et elle raisonnait en termes de gains, alors que mon point de référence était +70 et que je raisonnais en termes de pertes. Ce que montrent bien les études expérimentales, c'est que l'être humain est généralement averse au risque, ou « risquophobe » lorsqu'il raisonne en termes de gains et attiré par le risque, ou « risquophile », lorsqu'il raisonne en termes de pertes.
Expliquons ces deux termes, qui ne figurent pas encore dans l'ODS, à partir d'un exemple. Vous avez le choix entre gagner 5.000 euros certains ou lancer une pièce de monnaie et gagner 10.000 euros si elle tombe sur pile et zéro si elle tombe sur face (une chance sur deux, donc). Vous êtes risquophobe si vous choisissez le gain certain (5.000 euros) et risquophile si vous choisissez le pari de la pièce de monnaie dont l'espérance mathématique de gain est identique au gain certain, soit : (10.000 x 0,5) + (0 x 0,5) = 5.000. Imaginez à présent que vous soyez confronté aux deux choix suivants :
- Option n°1 : que décidez vous si vous avez le choix entre d'une part un gain certain de 900 euros, d'autre part 90% de chances de gagner 1.000 euros et 10% de gagner zéro ?
- Option n°2 : que décidez vous si vous avez le choix entre, d'une part une perte certaine de 900 euros, d'autre part 90% de chances de perdre 1.000 euros et 10% de ne rien perdre ?
Pour avoir fait l'expérience avec de nombreux étudiants, je peux affirmer qu'une majorité écrasante d'entre eux est risquophobe en présence de gains certains (choix de 900 euros) et risquophile en présence de pertes certaines (choix de 90% de perdre 1.000 euros et de 10% de ne rien perdre) et on sent bien instinctivement qu'il en va de même pour l'ensemble de la population.
Le point de référence retenu joue un rôle primordial dans l'attitude face au risque. Au fur et à mesure que le joueur progresse, il a de plus en plus tendance à raisonner en négatif par rapport au top (je suis à – 35 sur cette partie) plutôt qu'en positif par rapport à zéro (j'ai marqué 834 points). Il en va de même lorsque ce même joueur anticipe ses regrets sur un coup donné : il estime ses pertes par rapport au top potentiel du coup ainsi que la valeur négative que ces pertes représentent pour lui, en d'autres termes leur coût psychologique. Ainsi, par exemple, un joueur de première série qui perd en moyenne 20 points par partie sera plus sensible à une perte de 10 points qu'un joueur de troisième série qui en perd en moyenne 100. A noter ici que de nombreux joueurs ne sont pas toujours conscients de l'enjeu. Il est fréquent de voir un joueur se lamenter pour une perte minime, ce qui le déstabilise au point de perdre beaucoup plus sur les coups suivants, pourtant à sa portée en temps « normal ».
Les études expérimentales montrent que l'aversion aux pertes est plus forte que l'attirance pour les gains correspondants et de plus croît très vite avec le montant des pertes. Imaginez que vous l'on vous propose le jeu suivant : vous lancez une pièce de monnaie. Si elle tombe sur pile, vous gagnez 1.500 euros, mais si elle tombe sur face, vous perdez 1.000 euros. Accepteriez-vous de jouer à ce jeu ? La majorité des sujets interrogés répond négativement, ce qui signifie que pour eux le coût psychologique d'une perte de 1.000 euros est supérieur au bénéfice psychologique d'un gain de 1.500 euros. Et pourtant, l'espérance mathématique de gain de ce jeu est positive : (1.500 x 0,5) + (-1.000 x 0,5) = 250 euros. Dans le cas du scrabbleur qui évalue ses pertes en points perdus par rapport au top potentiel, la forte aversion aux pertes incite le joueur à choisir le coup risqué plutôt que sa sécurité, à partir du raisonnement suivant : je ne peux pas me permettre de perdre autant si le top que j'entrevois est valable, donc je choisis le coup risqué parce qu'il me donne une chance même minime de ne rien perdre. Mais, comme je l'indiquais plus haut, le degré d'aversion aux pertes n'est pas le même selon les joueurs, du fait que la même perte n'a pas le même coût psychologique pour deux joueurs de force différente.
Un deuxième point de référence important est l'étape du jeu où vous êtes rendu. Il peut être salutaire, en début de partie, de prendre des risques mesurés pour se rassurer sur la solidité de son vocabulaire, ce qui enclenchera un cercle vertueux fondé sur la confiance en soi. Il peut être désastreux de prendre des risques en fin de partie pour gagner quelques points (je ne parle pas bien sûr de 80 points contre 20 !), ce qui pourrait ruiner en un seul coup tous les efforts consentis pendant deux heures. Si cependant vous êtes complètement « à la rue » avant ce coup et que l'occasion vous est offerte de vous refaire, il faut la saisir car vos regrets seront très forts si vous ne le faites pas.
Attention également à la risquophilie excessive provoquée par la volonté de rester à tout prix au top (ou même près du top) en fin de partie pour provoquer l'admiration des copains, et plus largement de l'ensemble des joueurs. On ne soulignera jamais assez les dégâts provoqués à ce jeu par l'orgueil et la fierté. On voit donc sur ces différents cas de figure que l'attitude face au risque dépend du contexte de la décision et en particulier de l'étape du jeu.
Un dernier point de référence qui ne devrait théoriquement pas exister mais qui a une importance indéniable dans la pratique, est la performance supposée des joueurs de même niveau que soi et en particulier des copains et copines que l'on va tout faire pour battre sur la partie ou, mieux encore, sur l'ensemble de la compétition. C'est ainsi que j'ai autrefois, au cours du regretté tournoi de Vernon, pris un risque insensé pour ne pas me faire dépasser dans la dernière partie par mon ami et néanmoins concurrent Michel Pucheault. J'ai joué « MOYAGE » pour 42 points alors que j'avais une sécurité à 40 points, au mépris de toutes les règles prudentielles à commencer par celle de Pialat, parce que je me suis convaincu que ces deux points allaient jouer un rôle important à l'arrivée dans notre confrontation fratricide. Résultat des courses, j'ai explosé sur la partie et donc sur le tournoi alors que Michel était loin du top. C'est ce qui s'appelle maximiser ses regrets, qui sont particulièrement forts et durables dès lors que l'on prend conscience a posteriori de l'absurdité de sa décision !
Dans la pratique, ces points de référence sont tous susceptibles d'influencer notre attitude face au risque, parfois même simultanément ce qui rend la décision complexe et douloureuse. Le meilleur moyen de faire baisser l'adrénaline, même si on a du mal à s'en convaincre sur le moment, est de se dire que ce n'est qu'un jeu et qu'on n'en mourra pas ! Même si ça ne se passe pas bien cette fois ci, on reviendra dans le prochain tournoi gonflé à bloc et prêt à dévorer tout le monde, en arrosant le tout d'une bonne bouteille de chianti bien sûr !
4 Ne scrabblez pas idiot !
Lorsque j'ai commencé à jouer en club, en 1978, j'ai vite compris que je ne devais pas me contenter de retenir les mots qui étaient posés sur la grille, mais aussi enrichir mon vocabulaire par l'assimilation de mots du Petit Larousse, référence de l'époque, même si je n'arrivais pas toujours à retenir leur sens. C'est ainsi qu'au temple du scrabble de l'époque, le PLM Saint-Jacques de Paris, fut proposé au premier coup d'une partie le tirage suivant : AEEENPR. Ca tombait bien, je venais d'apprendre le mot PANEREE que je jouai donc sereinement pour 74 points, en sachant de surcroît que le coup serait sélectif. Il faut dire qu'à l'époque les mots peu connus étaient très peu joués, car le niveau était beaucoup moins élevé qu'aujourd'hui. C'était le bon vieux temps où l'on pouvait se permettre de rater un scrabble et gagner quand même la partie ! Lorsque Patrice Bauche, brillant animateur de l'époque, annonca le top du coup, un joueur qui venait sans doute au club pour la première fois se retourna brusquement vers moi et me tint à peu près ce langage : « C'est quoi PANEREE ? ». Je lui répondis avec sincérité que je ne savais pas. Il ajouta alors d'un ton franchement agressif : « A quoi ça vous sert de jouer un mot dont vous ne connaissez pas le sens ? ». Réponse du tac au tac : « A marquer 54 points de plus que vous ! ».
Notez bien que j'ai toujours été intéressé par le sens des mots mais, compte tenu de mes capacités cognitives limitées, il m'est impossible de retenir toutes les définitions. On mémorise beaucoup plus facilement le mot que sa définition, d'autant que cette dernière peut être complexe, à l'exemple de MUTULE dans le Petit Larousse : « Modillon plat, généralement orné de gouttes, placé sous le larmier, juste au dessus du triglyphe, dans l'entablement dorique ». J'ai souvent entendu la réflexion suivante : « Pour éviter de scrabbler idiot, il faudrait obliger le joueur à donner la définition du mot qu'il joue ». Reprenons l'exemple du mot MUTULE. Faudrait-il se contenter d'écrire sur son bulletin : Terme d'architecture, ou préciser : Ornement de la corniche dans l'ordre dorique (ODS), ou encore reprendre la définition du Petit Larousse, auquel cas il faudrait clairement agrandir la taille du bulletin et disposer de cinq minutes au moins par coup. On pourrait aussi dans cette logique moduler le nombre de points accordés en fonction du degré de précision de la définition. On voit bien que ça n'a aucun sens de contraindre le scrabbleur à jouer de cette façon, et en plus bonjour l'arbitrage !
Par ailleurs, que pourrait bien signifier « scrabbler intelligent » en tant que contraire de « scrabbler idiot » ?
Prenons l'exemple du mot DASEIN. Est-on vraiment plus intelligent ou plus cultivé lorsqu'on sait vaguement qu'il s'agit d'un terme de philosophie, en ignorant totalement qu'il s'agit d'un concept central développé par le philosophe existentialiste allemand Martin Heidegger dans « Etre et Temps », qui s'est inspiré de l'approche phénoménologique de Husserl. Pour ceux qui ont un peu oublié leurs cours de philo d'antan, je rappelle que le dasein est l'être-là qui éclaire le sens ontolologique de l'être dans le temps, se substitue à la détermination traditionnelle de l'essence de l'homme et se caractérise par sa finitude essentielle en tant qu'il est cet être-au-monde inscrit dans l'horizon de la mort comme possibilité ultime de sa propre impossibilité (à vos souhaits !). Bien sûr, il est louable de ne pas prendre le dasein pour un champignon comestible ou un canard sauvage, mais côté culture générale c'est un peu juste ! J'ajoute que vous vous trahirez encore et qu'on vous dira (à juste titre ?) que vous scrabblez idiot si vous ne prononcez pas le mot correctement. On ne dit pas « Dazin » ou « Dazéine », mais « Dazayn », car il s'agit d'un mot d'origine allemande.
A contrario, trop de culture peut parfois nuire au scrabbleur, comme ce fut le cas par exemple pour Jean-François Bescond, joueur de grand talent très cultivé par ailleurs (ne rougis pas si tu me lis, Jean-François), qui a souvent pris des zéros dans les années 80 parce qu'il en savait trop. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu'être ignare est une qualité essentielle pour devenir un joueur de haut niveau ! D'où la question suivante qui nous taraude tous : Qu'est-ce que l'information pertinente pour le scrabbleur ? S'agissant de l'humain, l'information est toujouts information pour une conscience, elle est le processus par lequel le récepteur lui donne du sens et la valorise, autrement dit un élément de connaissance. L'information pour le scrabbleur est par exemple fort différente de l'information pour le cruciverbiste. Dans l'univers des mots croisés, le mot ENTRACTE répond à la célèbre définition : « Vide les baignoires pour remplir les lavabos », mais il sera beaucoup plus utile pour le scrabbleur de retenir qu'il est l'anagramme d'ECARTENT, ECRETANT et ACTERENT, autrement dit de le situer dans le système de relations qui lui donne du sens pour notre jeu. Dans le premier cas, le sens naît d'un croisement entre les multiples significations possibles des mots puisque le contexte n'est pas précisé, et dans le second cas de l'insertion dans un système de relations entre enveloppes de mots sans référence à leur définition. Dans la logique de pensée du scrabbleur, l'information pertinente est construite, non principalement à partir du sens des mots, mais à partir de leur enveloppe. Le linguiste dirait que ce qui est traditionnellement signifiant (image acoustique du mot) devient signifié (signification du mot) et ce qui est traditionnellement signifié sert ici de simple support à la mémorisation, quand il n'est pas purement et simplement évacué. Reconnaissons que, pour le scrabbleur, la signification sert avant tout à retenir le mot en question, même s'il peut profiter de l'occasion pour enrichir son patrimoine culturel.
Elle est même parfois primordiale, je l'admets volontiers, ne serait-ce que pour préciser la transitivité des verbes (on peut FULMINER une injure, DORMIR sa nuit, FESTOYER ses invités etc) ou distinguer un substantif d'un verbe pour éviter de prendre un zéro idiot avec « COPAYA » ou « BUMPEZ ». On peut en outre étendre l'utilisation du signifié comme support pour mémoriser des systèmes de relations entre enveloppes de mots du style REPLEUT scrabble sur SAISON, ou MARGOT ET YOYO MANGENT DANS DES COCOS pour retenir les verbes qui prennent un T ou deux (MARGOT(T) ER, YOYOT(T)ER…).
A partir des coquilles de mots, les scrabbleurs ont ainsi développé un système de codes et références communs, totalement hermétique pour le néophyte, qui leur permet de communiquer entre eux en toute confidentialité, du type : « VINAIRE plus U ne donne rien puisque VAURIEN scrabble sur GROS », que je vous laisse le soin de décrypter. Remarquons que les codes culturels communs à des cercles restreints d'initiés se sont développés dans de nombreux domaines. Essayez donc de comprendre le langage de l'entraineur de l'équipe de France de basket ou de handball lorsqu'il explique à ses joueurs la stratégie à suivre, ardoise à l'appui. C'est du chinois pour moi, mais bel et bien du français pour Tony Parker ou Nikola Karabatic qui écoutent sagement leur entraineur respectif tout en sirotant un Coca Cola light !
Il faut donc largement relativiser dans notre univers la portée de l'injonction : « Ne scrabblez pas idiot ! ». Contrairement à ce que j'ai parfois entendu, le scrabbleur de compétition n'est pas un ignare listophage, il s'intéresse tout autant et souvent plus que la majorité de ses congénères à la langue française et à la culture, c'est d'ailleurs pourquoi il a choisi ce jeu plutôt qu'un autre. Mais il a bien compris que l'efficacité requiert avant tout la connaissance du mot, ce qui signifie ici acquérir la certitude que le mot figure bien dans l'ODS et est correctement orthographié. Compte tenu de la ressource rare qu'est le temps, il économise donc logiquement son énergie à cette fin en éliminant le « bruit » que constitue l'information non pertinente pour lui. C'est bien ce que font les experts dans tous les domaines : se focaliser sur l'essentiel pour ne pas se disperser. Mais bien sûr, que cela ne vous empêche pas, si vous en avez le temps et la possibilité, de vous cultiver tout en mémorisant les mots. Vous pourrez ainsi briller en club en expliquant savamment aux « idiots » qui ont joué un mot sans en connaître le sens, qu'il s'agit de la migration des globules blancs hors des vaisseaux, d'une larve de méduse ou d'une outre saharienne en peau de chèvre (exercice facultatif : retrouvez les mots répondant à ces définitions sachant que leur longueur est respectivement de 9, 8 et 6 lettres). Finalement, chacun fait comme il veut certes, mais surtout comme il peut. Il ne faut donc pas trop en vouloir à celui qui a oublié quelques définitions au passage dans une forêt de 65.000 mots.
5 Le scrabbleur et la gestalt
Lorsque j'interroge des champions tels que Thierry Chincholle ou Florian Lévy sur leurs prouesses combinatoires, à savoir la façon dont ils s'y prennent pour construire mentalement les mots à une telle vitesse, ils me répondent qu'ils « photographient » le tirage. On a dit également à propos d'Antonin Michel pour expliquer ses exceptionnelles performances qu'il « scannait » littéralement la grille de scrabble. Photographier, scanner, sont des verbes qui évoquent la perception immédiate d'une forme globale plutôt que de ses éléments. Ces champions disposeraient-ils d'un cadre perceptif leur permettant d'assembler les lettres de manière signifiante plus rapidement que les autres ? Ce cadre perceptif est-il inné ou a-t-il été affiné par l'expérience et un entrainement soutenu ? Ces questions sont précisément traitées par la psychologie de la forme, ou gestaltisme (ODS 4 ?) qui, reprenant l'intuition kantienne que le réel n'est pas donné mais construit à travers les cadres perceptifs a priori de notre entendement que sont l'espace (en trois dimensions) et le temps (linéaire), pose l'hypothèse que nous traitons les phénomènes non comme une juxtaposition d'éléments, mais comme des ensembles structurés (gestalt) prenant sens pour nous. Ainsi, certaines formes de perception globales seraient largement antérieures à l'expérience, comme celle du visage de la sage-femme que j'ai immédiatement identifiée dès ma naissance ! Plus sérieusement, nous percevons une mélodie non comme une succession de notes isolées, mais bien comme un ensemble structuré. Nous assemblons spontanément les étoiles éparses en constellations auxquelles nous donnons des noms bizarres (la Grande Ourse), etc. Nous disposerions donc d'un cadre de perception qui permet d'unifier le tout, et c'est pour cette raison que notre environnement ne nous apparait pas comme un amas chaotique.
Il me semble que cette théorie mérite réflexion, en particulier dans notre univers où certains joueurs semblent mieux dotés de qualités naturelles que d'autres pour traiter l'information chaotique qui nous est présentée sous forme de tirages aléatoires. Qu'en est-il réellement ? Une chose m'a souvent intrigué, la capacité de tous les débutants à construire immédiatement des mots tels que DEVOILER ou RECLAMER et corrélativement, leur difficulté à construire des mots commencant par N, par S ou par une voyelle. Ils sont même, je l'ai constaté en faisant une expérience avec mes étudiants (200 élèves d'une grande école, échantillon significatif de jeunes gens par ailleurs très vifs), totalement incapables de trouver spontanément des mots tels ULTRASON, AIGRELET ou INAPERCU (qui porte bien son nom !), auxquels j'attribuerais volontiers un prix de beauté dans la catégorie des huit lettres (j'attends vos propositions pour les sept lettres). Ces étudiants débutants en combinatoire n'ont en fait pas la moindre idée de ce qu'est un mot facile ou difficile à construire, qu'ils confondent souvent avec le couple mot connu/mot inconnu. Et pourtant, force est de constater qu'ils ont tous à peu près les mêmes capacités combinatoires a priori, ce qui laisse penser que leurs « lunettes » mentales sont quasiment identiques au départ, la seule réelle différence, assez faible en réalité, résidant dans leur connaissance du vocabulaire. Mais il est clair que ces capacités initiales sont susceptibles d'évoluer en fonction de l'expérience et de l'entraînement.
J'ai fait fait un jour une expérience étonnante, bien que totalement involontaire. Tout en jouant sur Anafolie, le site non porno dont j'ai vanté les mérites dans un article antérieur, je regardais la télévision et je me suis trouvé complètement absorbé par l'intrigue du film. Je continuais donc à taper des mots sans même être conscient de ce que je faisais. Et pourtant, toutes mes solutions étaient justes et je me suis brutalement « réveillé » avec un score affiché de 30 sur 30 et un temps proche de celui que je réalisais d'habitude sur le même type de problème. Je n'avais pas eu l'impression de construire quoi que ce soit, puisque je pensais à autre chose, et pourtant mon cerveau l'avait construit tout seul. Comment cela est-il possible ? Je pense que la réponse à cette question réside dans l'entraînement qui renforce les connexions neuronales et donc les automatismes. J'aurais été bien incapable d'accomplir cette performance quand j'ai commencé à jouer, mais j'ai peu à peu appris à reconnaitre le tirage, quelle que soit la forme sous laquelle il m'était présenté, jusqu'à « lire » directement la solution. Bien sûr cette faculté n'est pas innée, elle résulte d'un entrainement intensif pendant de longues années. Au début, on apprend à former les mots à partir de certaines parties, préfixes (DE, RE, SUR, AUTO, PER, PAR…) ou suffixes (IER, EUR, AGE, ONS, AIENT…), et on finit par identifier instantanément une gestalt, une forme globale structurée, si bien que l'on n'a plus le sentiment de décomposer le mot en parties élémentaires. Tout se passe comme si notre cerveau « voyait » directement le mot complet à partir du tirage aléatoire, sans passer par des éléments ou des parties de mot.
N'en va-t-il pas de même avec la lecture, où l'entraînement conduit à percevoir directement l'ensemble d'un texte plutôt qu'une suite de mots ? Cette évolution n'est possible qu'à partir de l'hypothèse, très en vogue en neurobiologie, d'une plasticité neuronale, c'est-à-dire la propriété qu'a le cerveau de modifier sa forme et de la conserver lorsqu'il est sollicité à nouveau. Si notre cerveau fonctionnait seulement comme un élastique, c'està-dire revenait à sa forme initiale après avoir été stimulé, l'entraînement ne permettrait pas de progresser et les cadres de la perception resteraient les mêmes tout au long de la vie. L'apprentissage modifie la force de connexion entre les neurones. Il crée donc un cadre de perception nouveau et enrichi qui permet de « photographier » les tirages à partir d'un appareil high tech. Ce qui compte avant tout ici, ce n'est pas le nombre de neurones, mais bien l'intensité de leurs connexions qui se renforcent en proportion de leur utilisation (et inversement, qui tendent à disparaître si elles ne sont pas ou peu utilisées), même s'il faut reconnaître que la jeunesse est un avantage certain en la matière. Mais que les jeunes se méfient, il semble bien que les cellules souches neuronales existent et pourront bientôt être réinjectées chez les vermeils/diamants, qui disposeront alors d'un cerveau tout neuf allié à une expérience sans égal.
Reste tout de même un petit problème : les cellules neuves garderont-elles la mémoire de celles qu'elles remplacent ? Parce que si ce n'est pas le cas, bonjour les dégats ! Il semble même que l'apprentissage soit plus efficace lorsque le cerveau a déjà été sollicité auparavant de manière intensive, même si c'est dans un tout autre domaine. Il est par exemple frappant de constater que, parmi les joueurs de première série actuels ou passés, nombreux sont ceux qui ont intégré une grande école (HEC, ESSEC, les Mines, Centrale, école de Chimie etc), ainsi que les profs de maths et informaticiens qui ont développé dès leur plus jeune âge une forte capacité d'abstraction mentale et sont en quelque sorte prédisposés à la performance dans ce type de jeu.
Vérifions à présent que vos connexions neuronales fonctionnent bien. Que voyez vous si je vous propose le tirage AEGLSTT ? (le point d'interrogation ne figure pas un joker mais une question, vous voyez bien que vous êtes conditionnés !). Si vous structurez immédiatement l'ensemble de ces sept lettres en un tout cohérent, c'est que vos cadres perceptifs sont déjà affinés, bien qu'aucun préfixe ou suffixe ne saute aux yeux. Si de plus vous voyez immédiatement que ce tirage scrabble sur SAIE, c'est que vous êtes un(e) champion(ne) qui s'ignore peut-être. Mais si vous ne voyez rien du tout, il est temps de vous mettre sérieusement à l'entraînement. Pour vous aider, je vous donne un indice : relisez attentivement cet article !
6 Considérations sur le regret
- Jacques doit prendre son avion à 9h00. Ayant l'habitude de s'y prendre au dernier moment, il part de chez lui à 8h00, tombe dans les encombrements et arrive à l'aéroport à 10h00.
- Paul doit prendre son avion à 9h00. Etant d'un naturel prudent, il part de chez lui à 7h00, tombe dans des encombrements monstrueux et arrive à l'aéroport à 9h05.
Lequel va le plus regretter d'avoir raté son avion ? Paul évidemment, puisqu'il a le sentiment d'avoir raté son avion de très peu, et de plus d'avoir tout fait pour ne pas le manquer. Jacques aura moins de regrets puisque non seulement il est coutumier du fait, mais il a dans ce cas précis largement raté son avion. Du fait de son attitude négligente, il encourt certes plus de reproches de son entourage, mais ce n'est pas la même chose. A travers cet exemple, on voit clairement que les regrets sont d'autant plus forts qu'on a le sentiment d'être passé très près du bon résultat. Et pourtant, du point de vue strictement rationnel d'un individu qui n'aurait aucune émotion (un Homo economicus qui ne vise que la maximisation de son utilité sans aucune autre considération), le résultat est strictement le même : Jean et Jacques ont tous deux raté leur avion.
Pour gérer et organiser notre vie, nous tenons tous des « comptes mentaux » fondés sur des coûts et bénéfices psychologiques dont les résultats sont parfois utiles, parfois désastreux. Ces comptes peuvent, notamment dans le champ du scrabble, conduire à des décisions surprenantes. Une joueuse m'a avoué un jour ne pas avoir cherché le nonuple sur un coup pour ne pas regretter de ne pas l'avoir vu ! Il est fréquent, lorsque l'on voit un mot risqué et que l'on se convainc qu'il faudra le jouer de toute façon, de ne pas chercher de soustop pour se contraindre à le jouer au dernier moment (Ulysse et les sirènes) et diminuer ainsi ses regrets ex post (je n'avais rien d'autre, donc j'étais obligé de le jouer).
A noter ici que ce qui est le pire pour le joueur, c'est de voir le top le papier en l'air et de ne pas pouvoir saisir le bulletin pour l'écrire. Mais peut-on réellement s'empêcher de chercher encore quelques secondes lorsque la deuxième sonnerie retentit, alors que l'on ressent une très forte tension et que l'on a beaucoup investi beaucoup d'énergie en vain ? Personnellement je n'y arrive pas, même si je sais que cela risque d'augmenter mes regrets car je trouve souvent la solution une fois la poussée d'adrénaline passée. A ce sujet, avez-vous remarqué que les trente dernières secondes semblent s'écouler plus vite que les autres quand on panique ?
Il ne faut pas confondre regret et déception. Le regret s'apprécie par rapport à une action alternative (j'aurais du jouer ceci ou cela) alors que la déception s'apprécie par rapport aux objectifs que l'on s'est fixés : « Je voulais rester 2B, mais je descends 3A, je suis trop mauvais ! », se lamente Guy. « Cesse de te faire mal, suis-je tenté de lui répondre, beaucoup de joueurs rêveraient d'être 3A ! ». Certes, mais le fait de monter de 3B en 3A n'est pas subjectivement vécu de la même façon que celui de descendre de la série 2, car le point de référence initial n'est pas le même. Les déceptions étant très démobilisatrices, il faut éviter de se fixer des objectifs déraisonnables, par exemple en surestimant largement ses moyens, si l'on ne veut pas être constamment déçu, ce qui ne veut pas dire pour autant qu'il ne soit pas louable de chercher à progresser.
Regret et déception sont des notions différentes, mais qui peuvent se combiner pour vous rendre la vie plus désagréable (je n'ai pas atteint mes objectifs notamment parce que j'ai pris trop souvent au cours de la saison de mauvaises décisions face au risque). La minimisation des regrets futurs reste à mes yeux le meilleur critère de décision face au risque, d'autant plus que notre très forte aversion pour le regret, démontrée par les études expérimentales, peut conduire à des résultats désastreux à partir d'une spirale négative que l'on ne peut plus stopper. C'est le cas du joueur de casino qui veut à tout prix se refaire et finit par se ruiner, mais aussi du scrabbleur qui ne supporte pas d'avoir pris une mauvaise décision et veut à tout prix se refaire au cours des coups suivants en tentant des coups déraisonnables, du fait qu'il est presque sûr, voire même sûr tout court, que le mot qu'il joue n'est pas valable. Ces joueurs deviennent risquophiles pour effacer le regret, mais le résultat général est que, sauf miracle, ils ne font que l'accroître.
Les études expérimentales montrent également que l'anticipation de forts regrets incite à l'inaction. Considérons les cas suivants :
- Jacques possède des actions de la société A et envisage de les vendre pour acheter des actions de la société B. Finalement il y renonce et apprend un an plus tard que s'il avait pris les actions de la société B, il aurait gagné 1.000 euros.
- Paul possède des actions de la société B et décide de les échanger contre celles de la société A pour un même montant. Un an plus tard, il apprend qu'il aurait gagné 1.000 euros s'il avait conservé ses actions de la société B.
Lequel éprouve le plus de regrets ? Clairement Paul, et pourtant ils sont objectivement dans la même situation en fin de course. Tous deux possèdent des actions A et auraient gagné 1.000 euros supplémentaires s'ils avaient détenu des actions B. La seule différence est que Paul a agi pour se retrouver dans cette situation, alors que Jacques n'a pas agi et s'est contenté de conserver ses actions précédentes. De façon générale, les gens éprouvent une réaction émotionnelle plus intense si le résultat est produit par l'engagement dans une action que s'il est produit par l'inaction.
En va-t-il de même pour le scrabbleur ? Que signifie pour lui agir ou ne pas agir puisqu'il rend de toute façon un bulletin ? Ne vous est-il jamais arrivé de décider pendant deux minutes quarante cinq de jouer un mot et de le changer à la dernière seconde (agir), avec à la clef de forts regrets lorsque votre premier mot était le bon ?
En règle générale les regrets sont plus forts que si l'on ne change pas sa décision première (ne pas agir), même en cas de mauvais résultat final, car on peut toujours se dire que l'on a eu tout le temps pour y réfléchir pendant trois minutes. Il n'y a pas pire psychologiquement, me semble-t-il, que d'avoir le top immédiatement, de décider de le jouer et de se dégonfler au dernier moment, surtout si l'écart de points est important. Si, en fait il y a encore pire, c'est de prendre un zéro sur un scrabble pour erreur de tirage, surtout si la solution est évidente, mais c'est ceci est un autre problème ! A ce sujet un conseil venant de quelqu'un qui a largement donné : ne vous précipitez pas sur votre jeu, prenez un peu de temps pour vérifier attentivement votre tirage sur la grille murale, surtout si le coup est paniquant, et de plus ça vous détendra. Les regrets éprouvés n'ont pas que des aspects négatifs. Ils sont nécessaires à l'apprentissage, à condition d'être capable de passer des regrets éprouvés ex post aux regrets anticipés ex ante, ce qui n'est pas le cas de tout le monde. J'ai constaté à maintes reprises que certains joueurs commettaient systématiquement les mêmes erreurs précisément parce qu'ils ne tiraient aucune leçon des regrets éprouvés auparavant sur le même type de problème. Mais peut-être ont-ils rationalisé a posteriori leur décision en se trouvant de bonnes excuses, ce qui les empêche d'analyser objectivement la source de leur erreur. Peut-être enfin n'éprouvent-ils aucune émotion lorsqu'ils commettent une lourde erreur, mais je n'y crois pas trop, même si certains s'évertuent à la cacher systématiquement ! Du reste, que penser de la qualité de la décision de quelqu'un qui n'en éprouverait jamais aucune ? Pas de rationalité sans émotions, qu'on se le dise, même si elles ont des effets ambivalents. Du reste les meilleurs joueurs, je l'ai souvent constaté, ont appris à parfaitement les maîtriser, même s'il faut bien reconnaître qu'ils sont moins exposés au risque que les autres joueurs du fait de leur plus grande facilité à trouver très vite un mot de sécurité ainsi que de la plus grande étendue de leur vocabulaire. Ce qui ne les empêche pas de parfois se tromper, n'est-ce-pas Thierry et Antonin...
7 Les clefs de la mémorisation
Lors d'un récent tournoi, j'ai eu le plaisir de discuter avec un joueur sur le fonctionnement de la mémoire et les différences qualitatives en la matière entre les êtres humains. Il était persuadé qu'il suffisait à des champions tels que Franck Maniquant de lire une fois la liste des mots nouveaux pour la mémoriser à jamais, ce que je conteste formellement. Je défie quiconque, y compris les véritables « éponges » que sont Franck Maniquant, Florian Lévy et consort, de lire une seule fois une liste de, disons cinq cent mots qu'ils ne connaissent pas, de les retenir et d'être en outre capable de les restituer instantanément à partir du tirage dans le désordre. Le problème est que cette conviction, erronée à mon sens mais très ancrée dans les esprits, est très démotivante. La plupart des joueurs se disent qu'ils n'arriveront jamais à d'excellents résultats parce qu'ils ne possèdent pas cette prodigieuse mémoire dont seraient naturellement dotés quelques rares « élus ». Bien sûr, il y a des différences dans la capacité des êtres humains à mémoriser des items. Mais il ne faut pas exagérer ces différences au point de prêter à certains des dons d'extraterrestre.
Selon moi, il y a deux clefs principales pour bien mémoriser les mots par leur image acoustique, c'est-à-dire en plus de la référence au sens : l'association et la répétition. Il y a diverses façons d'associer les mots dans notre mémoire :
- par sonorité : VALVE, VOLVE, VULVE, VALVAIRE, VOLVAIRE, VULVAIRE. Lorsque, dans un tournoi, vous construisez VOLVAIRE, vous êtes sûr qu'il est valable grâce à ce procédé.
- Par anagramme : INTRADOS sera facile à mémoriser si l'on se souvient qu'il s'agit de l'anagramme de TARDIONS et TONDRAIS, de même que GUETALI qui est l'anagramme de LEGUAIT et LUGEAIT, etc. Bien sûr, il faut en associer beaucoup du même type pour tisser une toile serrée permettant de mémoriser des mots peu ou pas connus à partir de mots connus.
- Par décomposition en 6+1, 7+1, 8+1 (pour les joueurs de Jarnac essentiellement, car au Scrabble, force est de reconnaître que la mémorisation des mots de 9 lettres peu connus ne sert pas à grandchose, ce que je regrette plus que tout autre !). Par exemple, il sera facile de retenir le mot GENNAKER par ENGRENA+K ou LIMIVORE par VOILIER+M, etc.
- Par voisinage. Avec les consonnes MNV et cinq voyelles, on associera NEUVIEME, MAUVEINE et MANIVEAU. Avec les consonnes CGLM et quatre voyelles, on retiendra qu'il y a cinq solutions : MACULAGE, MUCILAGE, GLAUCOME, COAGULUM et GLYCEMIE, et ainsi de suite.
Associer les mots c'est bien, encore faut-il être capable de les restituer le moment venu, ce qui est le but de la manœuvre. Deux exemples tirés de ma riche histoire familiale permettront d'illustrer ce constat. Confrontée à ses débuts au tirage BEIORST, ma femme Nicole reconnaît immédiatement ORBITES et RIBOTES, malheureusement implaçables sur la grille. Elle sait, car elle l'a appris, que ce tirage scrabble sur les lettres du mot POULINATES, et justement il y a un O béant sur la grille. Hélas, il lui est impossible de retrouver le scrabble ROBOTISE. Frustrant, non ?!
Ma belle-sœur Josiane a appris par cœur les superbes rajouts sur IGNOREE, au point d'être capable de les réciter comme on égrène un chapelet : + A : NAGEOIRE, + B : BIGORNEE, + C : NEGOCIER, + D : NEGROIDE, + F : GOINFREE etc. Pourtant, ça ne l'a pas empêché de rater un jour le scrabble NEGROIDE : confrontée au tirage EEGINOR, elle n'a pas reconnu IGNOREE. Frustrant non ?!
Sans les associations, force est de reconnaître qu'il est bien difficile de reconstruire certains mots en cours de partie. Lorsque Pascal Astresses, qui connaissait certains mots ODS 6 un peu avant tout le monde (délit d'initiés ?) m'a posé pour la première fois les trois tirages suivants : MOUCHE+D, BIPANT+U et CHITONS+M, j'ai été bien incapable de trouver CHOMEDU, ANTIPUB et MCINTOSH, et pourtant aucun de ces mots ne m'était inconnu. Il est donc nécessaire pour être performant à notre jeu non seulement de connaitre le mot, mais d'être capable de le restituer le moment venu, sinon ça ne sert à rien ! Pour bien mémoriser les mots et entretenir cette mémoire, il est également nécessaire de répéter fréquemment à la fois les mots et les liaisons. Relire la liste des mots que l'on a sélectionnés jusqu'à ce que chacun de ceux qui la composent nous devienne familier. Cet exercice est sans doute un peu rébarbatif, mais nécessaire car il vaut mieux ne pas connaître un mot du tout plutôt qu'à moitié. Se réciter lors d'une promenade ou d'un footing solitaire les anagrammes les plus intéressantes ou les rajouts sur tel ou tel mot, en s'appuyant par exemple sur la rubrique « le tirage du mois » de T'chinch, etc.
Association et répétition sont donc pour moi les clefs de la mémorisation, quel que soit d'ailleurs le domaine auquel elle s'applique. Mais si vous aimez la difficulté, je vous conseille fortement de recourir à la méthode des lieux. Pratiquée dès l'antiquité et enseignée au Moyen-Âge dans les universités, cette méthode mnémotechnique est fondée sur le souvenir de lieux déjà bien connus auxquels on associe par divers moyens les éléments que l'on souhaite mémoriser. Vous pouvez par exemple, si vous êtes pratiquant, parcourir un certain nombre de fois l'édifice de votre église favorite, toujours dans le même sens, de façon à en connaître les moindres recoins. Il vous suffira ensuite de placer mentalement l'image de chacun des mots (ou groupes de mots) que vous souhaitez apprendre dans un endroit de l'église en question et de refaire le chemin, toujours mentalement et dans le même sens, pour retenir les mots en question. Bien sûr, s'agissant de l'ODS, il vous faudra sans doute choisir de préférence l'église NotreDame de Paris et connaître de façon intime plusieurs milliers d'endroits, mais avec un peu d'entraînement, c'est un jeu d'enfant. Vous risquez tout au plus de terminer votre vie dans un asile, donc ça vaut le coup d'essayer !
8 Les heuristiques du scrabbleur
Lorsqu'il nous est impossible de résoudre un problème complexe par une méthode d'optimisation combinatoire, nous avons recours à des heuristiques, c'est-à-dire des méthodes approximatives permettant de trouver, sinon une solution optimale, du moins une solution satisfaisante pour un problème donné. L'homme utilise ainsi un ensemble de règles empiriques et pratiques permettant l'identification rapide des éléments essentiels d'une situation et la réduction de la recherche au strict minimum. Cette intelligence proprement humaine vise à approcher les performances de l'ordinateur dont la force brute permet dans bien des cas d'explorer toutes les possibilités, comme par exemple le décryptage d'un mot de passe ou d'une clé.
S'agissant des jeux de l'esprit, en particulier les échecs et le Scrabble où la combinatoire est explosive, la différence entre le joueur de haut niveau et l'amateur éclairé tient, entre autres, à la capacité d'employer des méthodes heuristiques efficaces qui ont été forgées à travers le temps et l'expérience et ont largement démontré leur pertinence. Outre les règles de construction des mots bien connues sur lesquelles je ne m'étendrai pas ici (préfixe, suffixe, participe présent, terminaison verbale etc), la première heuristique que l'on m'a conseillé d'utiliser lorsque j'ai commencé à jouer au scrabble est, face à un tirage comportant un U et un joker, de penser à remplacer mentalement celui-ci par un G, un Q ou un X. Il s'agit bien là d'une heuristique, car on ne balaye pas toutes les possibilités offertes par le tirage, mais on réduit largement l'incertitude du fait que ces trois lettres se combinent très couramment avec le U.
Il en va de même avec le C, le P, le S et le T qui s'associent au H. Le C, le H, le Y, et même le W que l'on mariera volontiers au K en tant que joker (KA(W)A, K(W)A, (W)OK), etc. Dans la même veine, il est largement conseillé, face à un tirage comportant de nombreuses consonnes, de chercher des voyelles sur la grille ou de se représenter le joker comme une voyelle, et inversement si le tirage est riche en voyelles. Le but est là encore, non d'éliminer l'incertitude, mais de la réduire le plus possible en sélectionnant les chemins les plus probables vers la solution recherchée.
L'heuristique la plus couramment utilisée par les joueurs chevronnés consiste, face à un tirage joker pour lequel la solution optimale ne saute pas immédiatement aux yeux, à représenter mentalement le joker par chacune des lettres de l'alphabet. Pour être réellement efficace, cette méthode doit être combinée avec une recherche et une sélection des places pertinentes sur la grille que l'on aura, si possible, préalablement repérées. C'est pourquoi il convient de se demander entre les coups quelles sont les places pour un scrabble sec et quels sont les appuis principaux pour un scrabble en huit lettres, en d'autres termes quelles sont les potentialités offertes par la grille en la matière. C'est beaucoup mieux que de regarder le plafond en attendant le coup suivant ! Cette méthode est efficace à condition, d'une part d'avoir auparavant développé une capacité combinatoire suffisante pour pouvoir énumérer mentalement l'alphabet en temps limité, d'autre part de l'utiliser à bon escient, c'est-à-dire après avoir exploré la grille. Par exemple, face à une grille ouverte et un tirage du type AEEIMO?, la première chose à faire est de chercher à optimiser le scrabble par la recherche des bonnes places sur la grille, en partant des plus chères vers les moins rémunératrices. En dernier recours on pourra toujours, si rien ne vient ou si l'on n'a qu'un petit scrabble de sécurité, se réciter l'alphabet en espérant trouver une meilleure solution. Je pense du reste que le seul cas de tirage joker dans lequel il est pertinent de se réciter l'alphabet dès le début est le premier coup, puisqu'il n'y a pas de place à explorer. A noter que la « méthode de l'alphabet » est également profitable lorsqu'on cherche sur un tirage comportant deux jokers (combinatoire hyper explosive !) et lorsqu'on cherche les rallonges, avant comme arrière et d'une lettre à l'infini, sur un mot posé sur la grille. Entraînez vous par exemple à chercher des rallonges avant sur des mots tels que YEUSE (20 solutions jusqu'à 4 lettres dont 4 benjamins), YEUX (7 solutions dont un benjamin) ou TONIQUE (17 solutions dont 10 benjamins mais, hélas pour moi et beaucoup d'autres, pas ACE/ (souvenir de Vichy 2011). En employant cette méthode, vous ne serez sans doute pas exhaustif, mais vous avez de grandes chances de balayer une majorité de solutions, quitte à chercher sur la grille au coup par coup tant que la place est encore ouverte.
On peut étendre le champ des heuristiques à d'autres méthodes pratiques permettant d'améliorer la recherche sur la grille. Lorsque par exemple vous cherchez un quadruple sans scrabble, il est très efficace d'éliminer chacune des lettres de votre tirage une par une, en la masquant avec votre gros index, et de former des mots avec les lettres restantes et la lettre posée sur la grille. Vous pouvez du reste utiliser la « méthode de l'index » dans tous les cas où s'agit d'éliminer une lettre parasite, quitte à changer de doigt ou de main si vous avez des crampes !
Autre règle heuristique très efficace si elle est bien combinée avec une exploration de la grille : face à un tirage comportant plusieurs lettres chères, les grouper dans son esprit et se répéter les mots les plus courts qui les contiennent. Par exemple, avec un tirage comportant les lettres X et Y, on pensera dans une première approche à YEUX, LYNX, ORYX, ONYX et SEXY, ce qui bien sûr ne dispense pas de chercher ensuite en séparant les deux lettres. Contrairement à ce que l'on pourrait intuitivement penser, ces mots ne se construisent pas toujours spontanément et j'ai souvent regretté pour ma part de ne pas avoir utilisé plus systématiquement cette méthode.
Le problème se complique si le tirage comporte trois lettres chères, car il faudrait en toute rigueur faire la même chose en les groupant deux par deux, ce qui fait en tout trois combinaisons de deux lettres chères chacune. Vous me suivez ? Alors combien de combinaisons possibles avezvous avec le tirage suivant : AEJKWXY ?
Question subsidiaire niveau math sup : sachant que vous prenez 30 secondes de réflexion par combinaison, les trois minutes habituelles seront-elles suffisantes ou devrez vous empiéter sur le coup suivant ?
Il est plaisant de se représenter le Scrabble comme un jeu dans lequel la créativité, l'intuition créatrice selon le mot de Bergson, joue un rôle prépondérant. Ainsi, on cite toujours avec émerveillement le célèbre PLUTONIQUE réalisé en blitz par Franck Maniquant à Vichy, le Scrabble quadruple en double appui TELENOMIE réalisé à Vichy par seulement neuf joueurs ou encore, si l'on remonte le temps jusqu'aux origines du Scrabble duplicate, le fameux OMNIVORE réalisé par Claude Saint-Jean à l'open du Championnat de France en 225 avant JC. Pourtant, sans nier l'importance de la créativité, notamment dans la construction de mots difficiles, force est de constater que le Scrabble est avant tout affaire de méthode et de rigueur. Ce qui est extrêmement difficile en fait, c'est de voir tous les coups, y compris ceux qui peuvent paraître faciles une fois annoncés par l'arbitre. Pour progresser dans cette direction, je vous conseille donc, si ce n'est déjà fait, d'utiliser à bon escient les méthodes heuristiques qui ont fait leurs preuves, et en particulier celles que je viens de mentionner, même si j'ai conscience de ne pas être exhaustif sur ce sujet.
9 L'attitude face au risque
« Ne jouez un mot dont vous n'êtes pas sûr que s'il rapporte au moins deux fois plus de points que votre mot de sécurité ». Tel est en substance le conseil maintes fois prodigué aux nouveaux venus par les joueurs chevronnés, pour leur éviter de prendre des décisions malencontreuses, voire franchement catastrophiques. La règle de décision énoncée ci-dessus, connue sous le nom de « règle de Pialat », du nom du paléoscrabbleur de renom qui l'a exprimée clairement pour la première fois, est-elle rationnelle ? Oui si l'on suppose que le joueur choisit pour critère la maximisation de son espérance mathématique de gain (en points) et estime qu'il y a exactement une chance sur deux que le mot soit valable. Mais voilà, comment peut-il chiffrer cette probabilité subjective ? Généralement, il l'exprime aprèscoup sous une forme imprécise laissant entendre qu'elle peut être de trois ordres : forte, moyenne ou faible, depuis : « Je me suis jeté à l'eau car j'étais pratiquement sûr de ce mot », jusqu'à : « Je l'ai carrément flambé », etc.
Cette impossibilité de définir une structure probabiliste précise pose bien des problèmes au joueur pour maîtriser le risque. Il apprend cependant avec le temps à affiner ses anticipations à partir de ses connaissances et de son expérience passée. Par exemple, s'il se rend compte que dans neuf cas sur dix, il n'a pas osé jouer un mot qui est valable (risquophobie), il sera amené à faire preuve de plus d'audace dans l'avenir, et inversement s'il réalise qu'il a un comportement trop flambeur (risquophilie) Le problème est d'autant plus complexe que, lorsqu'il est confronté à une forte incertitude, le joueur a tendance à réviser ses croyances probabilistes pendant la durée du coup, en fonction d'une part de ses connaissances, d'autre part de l'attitude de ses voisins telle qu'il l'interprète. C'est dans ce dernier cas le caractère asymétrique de l'information (par exemple je sais que tel joueur a un vocabulaire plus étendu que le mien et de plus il est tranquille, voire carrément relevé) qui va servir de critère ultime de la décision (donc ce mot dont je doute doit être valable). Avec l'expérience du risque, le joueur ne peut que constater l'importance des facteurs émotionnels dans la prise de décision. Les rouages les mieux huilés sont parfois totalement grippés du fait du stress lié à la conscience du risque encouru. L'hésitation sur la validité d'un mot mobilise souvent une énergie telle qu'elle entrave tout processus rationnel d'investigation de la grille. Les regrets liés à une mauvaise décision antérieure proche dans le temps peuvent également conduire à l'adoption d'une attitude laxiste (on passe son temps à ressasser le coup précédent au lieu de chercher rationnellement sur le coup en question), voire carrément suicidaire (perdu pour perdu, je joue tout et n'importe quoi, après tout ça sera peutêtre bon !).
Dans ces conditions, et puisqu'il est impossible de calculer avec précision l'espérance mathématique liée à telle ou telle alternative, il peut paraître plus rationnel de trancher à partir des effets psychologiques anticipés. Avec l'expérience, le scrabbleur est conduit au fil du temps à se poser la question suivante : en cas de mauvais choix, quelle est la décision dont le coût psychologique sera pour moi le plus faible ? En d'autres termes, il va rationnellement chercher à minimiser son regret futur. Pour pouvoir apprécier ce regret, il est nécessaire de prendre en compte la perte de points anticipée bien sûr, mais aussi le degré de vraisemblance du mot, l'étape du jeu, ainsi que la réaction supposée des autres joueurs face à la même situation (par exemple, si je joue ce mot et qu'il n'est pas valable, je serai le seul à prendre zéro, et inversement si le mot paraît très plausible). A noter ici une asymétrie intéressante que mettent en évidence les recherches expérimentales sur l'attitude face au risque : les regrets d'une mauvaise décision sont toujours plus forts et durables que la satisfaction ressentie à la suite d'une bonne décision. Si j'ai fait le mauvais choix, mon regret va me poursuivre tout au long du tournoi, voire audelà, alors que si j'ai fait fait le bon, je vais sans doute sur le moment éprouver un vif soulagement, mais ma joie va très vite s'estomper. Non seulement les facteurs émotionnels jouent un rôle essentiel au cours de la procédure de décision, mais il est une autre forme d'action « rationnelle » qui peut entrer en contradiction avec l'efficacité instrumentale, à savoir la rationalité en valeur. Dans ce cas l'action trouve sa justification non dans un but pratique, mais dans des valeurs personnelles telles que l'honneur ou la dignité (exemple du kamikaze). Nous retrouvons ici la prise en compte par le scrabbleur de l'image à défendre aux yeux des autres. C'est le cas lorsqu'un joueur, n'étant pas du tout sûr d'un mot, le joue quand même parce qu'il espère faire un solo et pouvoir hériter des honneurs symboliques qui lui sont dus. Cette attitude est très dangereuse et s'appuie souvent sur une forme faible de rationalité cognitive, du fait que le joueur, sous-estimant le niveau des autres compétiteurs, croit souvent à tort que, si le mot est valable, il fera un magnifique solo, et prend des risques insensés pour ce résultat hautement improbable. C'est également le cas lorsqu'un joueur prend de forts risques en fin de partie parce qu'il espère ainsi rester au top et voir dès les résultats annoncés l'ensemble des joueuses (ou des joueurs, tout dépend du sexe du « madtoper ») se jeter frénétiquement sur lui (elle) dès l'annonce des résultats !
En conclusion, je ne dirai pas que la règle de minimisation des regrets est optimale, mais qu'elle semble bien appropriée à de nombreuses situations. Plus générale que la règle de Pialat, elle prend en compte à la fois le contexte du choix et la psychologie du joueur (degré d'attirance ou d'aversion pour le risque). Mais elle a sur cette dernière l'inconvénient de n'être pas suffisamment précise. L'anticipation des regrets doit elle-même faire l'objet d'un apprentissage souvent douloureux. Je conseillerai donc aux débutants d'appliquer systématiquement la règle de Pialat dans un premier temps, quitte à parfois la transgresser lorsqu'ils auront acquis suffisamment d'expérience pour apprécier si, dans tel ou tel contexte, elle est compatible avec la minimisation des regrets. L'observation du monde du scrabble montre bien que l'attitude face au risque n'est pas une donnée de départ, mais est elle-même l'objet d'un apprentissage, au même titre que le vocabulaire, la capacité combinatoire où l'intelligence du jeu.
10 Perles de scrabbleurs
Il y a déjà les perles du bac qui nous font rire chaque année, par exemple « Louis XV était l'arrière petit-fils de son oncle Louis XIV », ou « Grâce à la structure de son œil, un aigle peut lire un journal à 400 mètres », ou encore « un kilo de mercure pèse pratiquement une tonne », etc. Il y a aussi les perles des journalistes, plus particulièrement sportifs. L'ineffable Pierre Loctin, surnommé le roi de la gaffe, que les vingt ans ne peuvent pas connaître, s'est rendu célèbre aux jeux olympiques d'hiver de Sapporo (1972) en commentant ainsi l'arrivée d'un athlète mongol en retard sur une épreuve de ski de fond : « Pas mal pour un mongolien ! ». Il est également célèbre pour avoir déclaré lors d'un tournoi de tennis : « Vous reconnaitrez aisément Arthur Ashe à son maillot jaune ». Plus près de nous, Nelson Monfort a montré qu'il maîtrisait parfaitement les maths par cet inoubliable commentaire : « Cette année, Marie Pierce a fait d'immenses progrès, elle a opéré un virage à 360 degrés » !
Moins connues du grand public, mais tout aussi savoureuses sont les perles des scrabbleurs, dont je vous propose ici quelques morceaux choisis. J'ai personnellement un faible pour celles qui relèvent d'une logique de l'absurde, involontaire bien sûr, et plus particulièrement celle-ci : « La partie était si difficile que personne n'a fini dans les dix premiers » !
Voici quelques perles à double détente rapportées sur le site de son club Le Plessis-Trévise par le coquin Jean Vielvoye (JiVé pour les intimes) :
Eva Novembrini tire une partie et annonce : « Pour 74 points, vous jouez en J6 COUILLES. Et elle ajoute sur un ton détaché : « Je vous l'épelle ».
Liège, tournoi du Yod Club. Face aux joueurs qui se plaignent de ne pas disposer de suffisamment de temps entre les parties, l'arbitre se défend : « Mais vous avez une grosse heure entre les parties ».
Charleroi, Festival du Hainaut. Le directeur de la compétition briefe un jeune ramasseur. Lui montrant la première rangée de tables occupée par des dames âgées, il lui dit : « Alors tu vois, celles-là, tu les prends par derrière ».
Festival de Pougues-les-Eaux 2013. Thierry Milon officie et lance de façon un peu précipitée : « Bonne part…tous ».
Tournoi d'Orléans, il y a de nombreuses années, Jean Augras annonce : « pour 27 points, en G1 vous jouez SEXE ». Et de répéter : G1 SEXE...
Roi des bons mots également, le sympathique joueur francilien et ancien président du club de Boulogne, Manuel Ouazan, commentant la partie qui vient de se terminer. Deux perles : « Il y a trois mots qui se ressemblent trop, LAGOPEDE, LOGOPEDE, et... BOGOMILE !! » Et le summum, après avoir loupé le difficile scrabble INSOMNIE : « toute la nuit tu me laisses, INSOMNIE je le vois pas... »
Il arrive parfois qu'un joueur entreprenne une action en apparence rationnelle, mais qui mène à des conséquences désastreuses : Pierre-Antoine Perrin, PAP pour les intimes, anticipant le dernier coup d'une partie, prépare deux bulletins : le premier contient le mot du dernier coup et son score, le deuxième son nom et son cumul présumé. Malheureusement il inverse les deux bulletins sur le dernier coup et voit revenir sur sa table un papier ainsi libellé : « PAP, mot inconnu » (à l'époque) et « score erroné : zéro et non 947 » !
Une joueuse de très bon niveau, exaspérée par le comportement de sa voisine qui ne cesse de lorgner ses bulletins, décide sur un premier coup de construire un scrabble « bidon » et de le mettre ostensiblement sous les yeux de ladite voisine. Résultat des courses : -52 pour elle et top pour sa voisine ! Non seulement le mot en question était valable, mais il lui a fallu, comble de la frustration, supporter sans broncher les remerciements de la lorgneuse qui lui a avoué que sans son aide elle ne l'aurait pas trouvé !
Pour terminer, une anecdote concernant l'une de mes dernières aberrations. Arbitrant le championnat régional PIFO, je consulte la liste des joueurs sur mon ordinateur et je constate que la joueuse de la table 118, Mme Corinthios, est absente. On tire le premier coup de la partie : ABDEIRT, sur lequel deux scrabbles sont possibles : DEBATIR et TRIBADE. Au milieu du coup, ladite joueuse arrive enfin et s'installe à sa table. Ayant besoin qu'elle remplisse un bulletin avec son nom, je vais vers elle à la fin du coup et elle me tend un papier sur lequel est écrit BRIDAT. « Mais, m'interloqué-je, votre nom c'est BRIDAT ou CORINTHIOS ? ». « C'est CORINTHIOS », me répond la dame sûre d'elle-même. J'ai bien mis cinq grosses minutes à comprendre où était l'erreur !
11 Du rôle ambivalent des émotions
Le fait de ressentir et de manifester des émotions, capacité dont les ordinateurs sont encore dépourvus, permet-il d'améliorer nos performances ? A priori, on pourrait penser qu'il n'en est rien. Le scrabbleur est bien placé pour savoir qu'un excès d'émotion non seulement provoque une forte sudation, mais paralyse le corps et le cerveau, empêche toute lucidité et nous conduit souvent à des décisions face au risque que nous sommes les premiers à considérer après-coup comme absurdes. La décision de rendre un papier quand on en a deux en main est une véritable souffrance (du latin decidere qui veut dire trancher, supprimer une tension). Pourtant, il n'est pas de rationalité sans émotion, ce que montrent bien les études récentes. On ne peut séparer, comme le pensait Descartes, le cœur et la raison, le corps et l'esprit. Une illustration célèbre de ce constat est l'histoire de cet homme dont le cerveau a été traversé par une barre de fer et qui semblait jouir après-coup de toutes ses facultés intellectuelles, à ceci près qu'il était devenu incapable de prendre une décision. S'il avait été scrabbleur, il aurait pris zéro sur zéro sans rien ressentir (le rêve !).
Mais en quoi les émotions sont-elles positives, au sens où elles permettent d'être plus efficaces dans la pratique du jeu ? La panique, c'est bien connu, est clairement négative. Nous ne savons plus qui nous sommes, nous ne voyons plus rien, nous sommes persuadés que nous allons échouer et nous échouons (autosuggestion réussie), et en plus nos voisins sont tranquilles comme Baptiste et semblent nous narguer ! Le stress amplifié par la conscience du temps qui s'égrène est alors commandé par des émotions incontrolées qui non seulement interfèrent avec la cognition, mais la submergent totalement.
Et pourtant, l'émotion est également indispensable à une décision rationnelle. Que penser d'un joueur qui serait insensible aux effets potentiellement négatifs de sa décision face au risque ?
Que penser d'un joueur qui n'apprendrait pas, par l'expérience des peines et plaisirs ressentis, à mieux connaître la valeur que représente pour lui la perte de points en fonction du contexte et à prendre de meilleures décisions en conséquence ?
Que penser d'un joueur qui ne ressentirait jamais de poussée d'adrénaline, y compris face à la possibilité d'un nonuple joker qui lui ferait perdre plus de 100 points ?
Autre émotion aux effets ambivalents : le plaisir esthétique. Vous trouvez un mot magnifique que vous êtes clairement le seul à construire et même à être capable d'imaginer. Vous êtes tellement fier de vous et de votre génie créateur que vous vous interdisez plus ou moins consciemment de chercher mieux. Résultat des courses, le top est MANGERA pour 20 points de plus que votre superbe triple appui et votre génie n'est toujoutrs pas reconnu. Sic transit gloria mundi !
Comment faire pour conserver des émotions ce qu'elles ont de positif (la stimulation, le plaisir de jouer) tout en évacuant le stress et la paralysie mentale ? Un dicton frappé au coin du bon sens affirme que la première chose à faire quand on est dans le trou, c'est arrêter de creuser. Donc, commencez par cesser de pédaler dans la choucroute en cherchant n'importe comment. Concentrez vous sur votre corps pour faire baisser l'adrénaline, respirez un grand coup, étirez vos membres et regardez la grille murale au cas où vous auriez un mauvais tirage (on ne sait jamais). Bref, essayez de repartir sur de meilleures bases, et peut-être réussirez vous alors à éviter la catastrophe. Une autre réponse « positive » est de vous convaincre que même si ce coup se termine mal, ce ne sera pas pour vous la fin du monde (diminution des regrets anticipés), mais j'avoue qu'il n'est pas facile de l'admettre au moment où on se sent irrémédiablement attiré vers le gouffre !
12 De l'importance des bonnes routines
« L'expérience est une bougie qui n'éclaire que celui qui la porte », disait à juste titre le grand philosophe Confucius. Il faut dire qu'en matière d'expérience sur les « aberrations » du scrabbleur, j'en connais un rayon après 36 ans de pratique ininterrompue. L'objet de cet article est de vous donner quelques conseils pour éviter de commettre les mêmes erreurs que moi, et je suis convaincu qu'elles sont largement évitables, à condition d'adopter de bonnes routines de jeu et de s'y tenir absolument, surtout quand on est fatigué ou déstabilisé par une grosse perte de points antérieure dans la partie.
Avant tout, je vais préciser ce que j'entends ici par « aberration ». Il ne s'agit pas d'une mauvaise décision contre le risque (que j'ai largement traitée par ailleurs), d'une collante qui ne marche pas (ça fait SO au passage) ou du refus d'un mot que l'on connait bien (un grand joueur s'était par exemple refusé VALLEE du fait que le verbe « valler » n'existe pas !), mais d'aberrations liées au tirage, à la grille, ou au bulletin que l'on rend. Ces aberrations donnent lieu à un regret maximum du fait que le joueur perd des points, non sur sa valeur (connaissances, incapacité à construire tel ou tel mot, place non explorée, etc), mais sur des aspects pratiques, ce qui maximise sa frustration. Bien sûr, il peut toujours se dire qu'il est responsable de sa grille ou du papier qu'il rend, mais il ne pourra s'empêcher d'y repenser ensuite avec tristesse en se disant que, s'il n'avait pas commis cette énorme erreur, c'està-dire s'il avait joué à SON niveau, il serait classé à telle place, probablement au dessus des copains, etc.
La première aberration, très fréquente en particulier chez les joueurs non chevronnés (mais pas seulement !) est l'erreur de tirage. On est encore dans le coup précédent, surtout si on l'a loupé, on n'écoute pas bien ce que dit l'arbitre, et bien sûr, on ne regarde pas la grille murale pour vérifier le tirage. C'est particulièrement dangereux quand on a raté le coup précédent et/ou que l'on tire un joker, ce qui a tendance à renforcer le stress, et qu'on se précipite sur le coup pour chercher un scrabble sans vérifier les données fondamentales du problème à résoudre. Mon conseil est double :
a/ lorsque l'arbitre répète les lettres qu'il vient de tirer (vous jouez avec Tunisie, Egypte, Algérie deux fois etc.), soyez très attentif. Pour ma part, je pointe systématiquement les lettres avec mon index droit (ça marche aussi avec l'index gauche) et ça fonctionne très bien puisque je n'ai pas fait d'erreur de tirage depuis bien longtemps, alors que j'en commettais souvent à mes débuts...
b/ Une fois ces lettres annoncées, respirez un grand coup et surtout vérifiez bien sur la grille murale qu'il n'y a pas d'erreur. Vous gagnerez du temps au lieu d'en perdre, et ça vous détendra pour aborder le coup (n'oubliez pas qu'en trois minutes, et même en deux, vous avez le temps).
Deuxième type d'aberration, l'erreur de grille. Je n'ai pas bien écouté où se plaçait le mot joué par l'arbitre, même lorsqu'il a pris soin de préciser « attention à la place retenue », et je le place au mauvais endroit. Conformément à la loi bien connue de l'emmerdement maximum, je prends un zéro sur le coup suivant en jouant à la mauvaise place, alors que le même score était possible à un autre endroit de la grille ! Mon conseil : lorsque vous avez trouvé un mot satisfaisant, jetez un œil à la grille murale pour vérifier qu'il y rentre bien. Ca m'a un jour sauvé au festival de Vichy : j'avais mal placé un mot sur ma grille mais le scrabble que j'ai joué y rentrait bien, ce que j'avais vérifié. J'ai perdu 7 points sur un coup facile, mais c'était un moindre mal.
Troisième aberration : le bulletin n'est pas valable, mais pas parce que j'ai joué un mot non admis. Plusieurs types d'erreur « dramatiques » sont possibles :
a/ J'ai bien rempli un bulletin valable, mais je me suis trompé de papier et j'ai rendu un bulletin vierge. Mon conseil : placez toujours le papier que vous allez rendre au même endroit et ne dérogez jamais à cette règle. Personnellement, je le place à gauche à côté de mes cachous au sud ouest de ma grille, alors que mes bulletins vierges sont à droite au nord est de ma grille, donc éloignés des premiers d'au moins cinquante centimètres (eh oui, je suis un peu maniaque, et vous ?).
b/ J'ai rendu un bulletin non valable parce que j'ai joué en alphanumérique. Mon conseil, même si tout le monde n'est pas d'accord là-dessus : ne jouez jamais en alphanumérique, et raccordez votre mot à plus de trois lettres si vous en avez le temps (un mauvais raccord est si vite arrivé). Quand je pense à ceux qui voulaient ou veulent encore nous imposer la référence alphanumérique, j'en ai froid dans le dos !
c/ J'ai rendu un bulletin non valable parce que j'ai cru apercevoir un mot au dernier moment et que j'ai rempli mon papier en catastrophe sans avoir le temps de vérifier qu'il était valable. Mon conseil : évitez à tout prix de faire un bulletin à la dernière seconde, sauf bien sûr si vous avez 20 points et que vous trouvez à la dernière seconde un scrabble qui en rapporte au moins 70 !
d/ J'ai rendu un bulletin non valable parce que j'ai déplacé dans ma tête, de manière imaginaire, une lettre qui était sur la grille (et non dans mon tirage) et que j'ai joué avec. J'ai très souvent commis cette erreur et je ne peux vous donner qu'un conseil, valable aussi pour éviter de jouer un mot qui sort de la grille : lorsque vous avez trouvé un mot et sa place, posez le, soit sur la grille (ce que font systématiquement les joueurs de la maison de retraite de ma mère !), au risque de donner l'information à votre entourage, soit plutôt devant vos yeux pour vérifier de manière imaginaire avec la lettre d'appui de la grille que votre coup est bien valable.
Quatrième type d'aberration : j'ai préparé un mot très rémunérateur et j'oublie ma préparation le moment venu. Il s'agit ici d'un problème de mémoire, et l'adoption de bonnes routines va permettre d'éviter l'encombrement de cette mémoire, quel que soit du reste l'âge du joueur. Il est par exemple très utile de relever les lettres pertinentes (on a joué VINEZ, je prépare AVINEZ et je relève mon A par anticipation). Lorsque l'arbitre tirera un A, je me demanderai automatiquement pourquoi je l'avais relevé et la place va me revenir instantanément. Lorsque la lettre est d'importance majeure, je la retourne au lieu de la relever, mais on peut même la placer ailleurs qu'à son endroit habituel de façon a être surpris de ne pas la trouver quand l'arbitre la tirera. En tout état de cause, ne vous contentez pas, comme je l'ai vu trop souvent, de noter votre préparation sur une feuille, vous risquez fort de l'oublier le moment venu.
Si mes routines de jeu ne vous conviennent pas, adoptez les vôtres, mais surtout n'en changez pas en cours de partie. Elles sont très utiles, surtout quand on est fatigué ou stressé, car elles reposent sur des pratiques qui fonctionnent bien en toute circonstance, le pilotage automatique en quelque sorte. Vous me direz que mes conseils relèvent du simple bon sens, ce qui est vrai. Mais ce qui est vrai aussi, c'est que par manque de vigilance, beaucoup de joueurs, et non des moindres, ont des moments d'aberration, au point qu'ils ont du mal à comprendre comment de telles mésaventures peuvent (encore) leur arriver. Ils peuvent toujours se dire après-coup que ce n'est qu'un jeu - on se console comme on peut -, mais l'application du principe de précaution est ici indispensable, du moins c'est ma conviction. Du reste, l'adoption de routines efficaces n'est pas importante seulement pour le scrabbleur. On a ainsi pu montrer qu'elles sont indispensables à la survie de l'entreprise (théorie de la firme dite « évolutionniste ») dont elles sont en quelque sorte les gènes. C'est dire que Darwin a encore de beaux jours devant lui !
13 La force de la pensée magique
Lors du dernier tournoi de Savigny-le -Temple, Thierry Boisard, champion de France 2000 à Quimper (j'y étais) termine troisième d'une partie massacrante, peut-être la plus belle de l'année, à… - 28 ! En fait, il ne perd qu'un coup en tentant à tort un scrabble et m'explique ainsi son erreur : « J'ai tenté ce scrabble parce qu'après les coups précédents très sélectifs, je me suis persuadé qu'il ne pouvait y avoir qu'un autre coup très sélectif, mais je savais au fond de moi-même que mon mot était faux ». De fait, il était sorti successivement SUBAIGU, SIZERIN, IM(P)ARTIT en nonuple, EPONYMES et tout ça pour une fortune, pourquoi ça n'aurait pas continué ? Aussi, le tirage suivant était GILORST, il y avait un E béant sur la grille et Thierry s'est laissé tenter par « STROGILE ». J'ai répondu à Thierry : « Ca, c'est une manifestation de la pensée magique ! ».
Expliquons cette forme de pensée à partir d'un exemple qui a donné lieu à expérimentation. Vous lancez successivement une pièce de monnaie et pile sort les quatre premières fois. Y a-t-il plus de chances pour que face sorte la cinquième fois ? Non, car les événements sont indépendants et la probabilité de face est toujours égale à 0,5 (50% de chance). Pourtant la grande majorité des sujets testés pensent que face a plus de chance de sortir que pile, comme si la pièce voulait en quelque sorte compenser son erreur de distribution. Il en va de même ici : les coups précédents ont été très sélectifs et on se dit qu'il n'y a pas de raison pour que ça ne continue pas. Or la probabilité que le coup suivant soit joli et sélectif est toujours la même, puisque les tirages successifs sont indépendants les uns des autres, vous me suivez ? Qu'un champion comme Thierry se soit ainsi laissé entraîner sur le terrain de l'irrationalité (lui qui est si rationnel d'habitude, je peux en témoigner) montre à quel point cette forme de pensée est puissante, et ce quelle que soit la personne (pensons aux grands savants qui étaient très rationnels dans leur quête scientifique et pouvaient tout aussi bien être totalement irrationnels en attribuant des pouvoirs magiques aux nombres, par exemple).
Autre forme de pensée magique : j'ai quelquefois entendu la réflexion suivante après la partie : « Si j'avais joué tel mot, je suis sûr qu'avec ma malchance il n'aurait pas été bon ». En d'autres termes, tout se passe comme si le fait de jouer tel ou tel mot le fait surgir ou au contraire disparaître de l'ODS, comme si notre dictionnaire favori voulait en quelque sorte se venger du joueur, pour une raison inconnue d'ailleurs ! Or, bien entendu le mot est ou n'est pas déjà dans le dictionnaire au moment où on le joue, tout le monde en est parfaitement conscient à tête reposée.
Troisième et dernière forme de pensée magique que j'analyserai ici, car elle est très destructrice pour nous tous : la tentative d'effacement symbolique du passé. Je m'explique à partir d'un exemple tiré de ma douloureuse expérience : vous avez fait un très mauvais choix en vous refusant un scrabble plausible qui était bon (MONOAMINE en double appui pour moi au tournoi de Meudon, en plus solo de l'ordinateur, que je regrette encore aujourd'hui de ne pas avoir joué alors que je l'avais vu à la première seconde !), et vous vous retrouvez dans un état pitoyable pour aborder le coup suivant. Vous ne pouvez pas vous empêcher au cours de ce coup de repenser à votre erreur catastrophique, vous aimeriez tellement remonter le temps et prendre la bonne décision, mais vous ne pouvez le faire que symboliquement, et en même temps vous devez vous rendre à l'évidence : les dés sont jetés, on ne peut plus rien y changer. « Même les dieux ne peuvent pas remonter le temps. Le passé est le passé et aucun acte présent ou futur ne saurait le changer », disait Aristote.
Ainsi, tenant à la fois de l'Homo sapiens et de l'Homo demens, l'Homo scrabblens est un être aux multiples facettes, ce qui fait aussi sa richesse et son imprévisibilité. La part d'irrationnel qui est en lui fait partie de la nature humaine. Nous ne serons jamais des ordinateurs insensibles aux genres de considérations que je viens d'évoquer et finalement c'est tant mieux. On retrouve d'ailleurs cette attitude irrationnelle dans toutes les sphères où l'homme s'implique, depuis les jeux les plus futiles jusqu'aux activités les plus sérieuses (on ne compte plus les managers de haut niveau qui ont recours à des voyant(e)s pour des décisions majeures). J'aurais pu aussi mentionner toutes les formes de superstition, qui s'expriment chez le scrabbleur à travers les grigris de toutes sortes, ou encore l'observation scrupuleuse de rites (en début de partie) lui permettant en quelque sorte de conjurer le sort. A ce sujet, et concernant le tennis, je me suis souvent demandé ce qui se passerait si quelqu'un (l'adversaire par exemple) décidait de donner négligemment avant la reprise un coup de pied dans la bouteille d'eau que Nadal a mis une minute à disposer soigneusement devant sa chaise au millimètre près. Je pense que le « coupable » ne sortirait pas vivant du cours de tennis, mais qui oserait s'en prendre ainsi au grand champion !
14 Littéraire ou scientifique
« J'ai toujours été frappé par le fait que, parmi les joueurs de haut niveau, on compte très probablement plus de scientifiques que de littéraires », constate Alain Baumann dans son dernier éditorial. Et il m'appelle à la rescousse : « Patrick, si tu m'entends, à quand une contribution sur le sujet ? ». De ma lointaine province je t'entends, Alain, et je vais essayer de traiter ce sujet « délicat » auquel je m'intéresse moi aussi depuis bien longtemps.
Les scientifiques, ou plutôt faudrait-il dire les matheux, sont-ils mieux préparés que les littéraires pour être efficaces dans notre jeu favori ? Ce qui est statistiquement constatable, c'est que parmi les joueurs de première série qui constituent l'élite de notre jeu, les joueurs issus de grandes écoles au sens large (scientifiques, commerciales…) ainsi que les profs de maths, informaticiens etc, qui ont tous reçu une formation scientifique, sont bien plus nombreux que les « purs » littéraires, ce qui n'empêche pas certains d'entre eux, tels que Thierry Chincholle, Florian Lévy (né dans la marmite il est vrai), Thierry Boisard (encore lui !), Emmanuel Rivalan, ou encore parmi les anciens Jean-François Bescond d'avoir atteint le très haut niveau scrabblesque. Essayons de comprendre ce phénomène à partir des qualités requises pour devenir un joueur de haut niveau.
Et tout d'abord constatons, comme je l'ai maintes fois souligné, que les liens entre performance au scrabble et bagage culturel sont pour le moins distendus. On pourrait à l'extrême limite imaginer un joueur complètement ignare (qui n'existe pas, bien sûr !), doté d'une mémoire prodigieuse, qui apprendrait par cœur le dictionnaire uniquement par les sons et associations structurelles entre mots et qui aurait une grande intelligence du jeu lui-même. Il serait sans nul doute beaucoup plus efficace qu'un joueur doté d'une culture encyclopédique, mais qui ne comprend pas grand-chose aux subtilités de notre jeu (ce type de joueur existe, je l'ai rencontré !). Rappelons que le scrabble est avant tout un jeu de signifiants au sens linguistique du terme, c'est-àdire fondé sur l'image acoustique du mot. Le sens des mots qui ne font pas partie de la culture générale du joueur lui sert avant tout à les mémoriser, de façon à pouvoir les jouer sans problème le moment venu. La visée culturelle est ici secondaire, même si les joueurs profitent de l'occasion pour accroître leurs connaissances. En ce sens, les littéraires ne disposent donc pas d'un avantage spécifique valorisable sur la grille. Le fait pour un joueur de connaître le sens et la fonction du concept NOUMENE dans la philosophie kantienne ne procure aucun avantage par rapport a celui qui sait juste qu'il s'agit d'un terme de philosophie ou, pire encore, celui qui pense qu'il s'agit d'un crustacé décapode ou d'un instrument de musique orientale, mais qui va jouer ce mot en toute sécurité parce qu'il sait qu'il est l'anagramme de NOUMEEN !
Pour être efficace au scrabble, le joueur doit non seulement connaître les mots, être capable de les construire rapidement à partir des lettres dans le désordre, c'est-à-dire de les reconnaitre le moment venu, mais aussi développer son intelligence du jeu à travers les capacités d'anticipation et d'analyse de la grille et de ses potentialités. La mise en œuvre, le plus souvent simultanée, de l'ensemble de ces facultés exige de la méthode et de la rigueur. Certes, point n'est besoin de maîtriser les espaces vectoriels à n dimensions, les intégrales triples ou les équations de Schrödinger (formalisation de la théorie quantique) pour être bon au scrabble. Il n'en reste pas moins que les maths sont, du moins à mes yeux, une école de rigueur qui permet au joueur de transposer les qualités de raisonnement acquises dans n'importe quel autre domaine, y compris le scrabble. L'habitude de bien poser le problème, d'en rechercher la solution, de déduire rapidement ce qui peut l'être (pas d'amélioration possible à tel endroit, pas de scrabble possible sur telle lettre etc) et de compter rapidement, même s'il ne faut pas confondre maths et calcul, est sans aucun doute un précieux atout qu'il est préférable de posséder. Il me semble également que les facultés de mémorisation du joueur, particulièrement sollicitées dans notre jeu, sont plus développées chez les personnes qui ont déjà beaucoup entraîné leur mémoire, de la même façon qu'il est plus facile d'apprendre une nouvelle langue pour quelqu'un qui en connait déjà plusieurs.
Ici, ce n'est pas une question de littéraire ou de scientifique, mais d'entraînement du cerveau qui rappelons le, est du même ordre que l'entrainement du corps, en vertu de sa formidable plasticité, c'est-à-dire de sa faculté à modifier sa forme et à la conserver lorsqu'il est sollicité à nouveau (plasticité neuronale). Sur ce plan, les « bêtes à concours », littéraires comme scientifiques, sont nettement favorisées.
Il est également clair qu'être jeune avec des neurones tous neufs est un avantage, hélas pour les vermeils, mais je m'égare ! En réalité, il y a dans le monde du scrabble, comme d'ailleurs dans le monde tout court, très peu de scientifiques ou de littéraires « purs ». La plupart des joueurs ont reçu au cours de leur scolarité à la fois des bases en matière littéraire (orthographe, grammaire, étymologie des mots etc) et scientifique (Pythagore et Thalès superstars !).
Il me semble en conclusion que, plus que la barre entre scientifique et littéraire, ce qui compte est la barre entre ceux qui font preuve de méthode et de rigueur et les autres, ainsi que la barre entre ceux qui, pour progresser, acceptent d'investir une part de leur énergie dans ce jeu (apprentissage du vocabulaire, associations structurelles, anagrammes, interrogation lucide sur ses propres faiblesses etc) et ceux qui, précisément parce qu'ils ne veulent que s'amuser, refusent ce « douloureux » apprentissage au prix de la stagnation de leurs résultats. Question métaphysique à 10 euros : qui aurait été le plus efficace au scrabble : Balzac ou Evariste Galois ?
15 La communication non verbale
Avez-vous remarqué à quel point la communication humaine est totalitaire ? Vous cherchez à ne pas communiquer avec quelqu'un qui vous adresse la parole et vous lui communiquez en fait votre intention de ne pas communiquer avec lui.
Avez-vous remarqué que souvent la communication non verbale prend le dessus sur la communication verbale dans l'interprétation qui en est faite par votre ou vos interlocuteur(s). Si vous dites à quelqu'un que vous n'avez pas peur de lui tout en tremblant, que croyez-vous qu'il croira : vos paroles ou votre langage corporel ? Faites l'expérience avec un pitbull lâché dans la nature en le regardant bien droit dans les yeux : s'il ne vous arrache qu'un bras, vous aurez de la chance !
Au scrabble, la communication verbale est formellement interdite pendant les coups, mais la communication non verbale, qui s'exprime à travers le comportement et l'attitude du joueur, ne l'est pas et ne peut d'ailleurs pas être empêchée, sauf à séparer les joueurs par des cloisons comme dans les grandes compétitions de bridge, ce qui n'est bien sûr pas réalisable ni même souhaitable. Cette communication non verbale prend tout de suite de l'importance lorsqu'on est incertain de la validité d'un mot.
Antonin Michel, l'empereur du scrabble que l'on ne présente plus, m'a raconté dans le détail comment il avait vécu le coup qui lui a coûté la victoire au championnat de France 2015. Rappelons qu'HELICO avait été placé sur la grille en 15G. La question se posait donc, pour ceux qui y ont pensé, de savoir si l'on pouvait prolonger HELICO en HELICOIDE et le jouer pour 45 points le moment venu. Bien sûr ce moment arriva, et Antonin avait un sérieux doute sur la validité du mot : HELICOIDAL oui bien sûr, mais HELICOIDE ? Et c'est là, me dit-il, qu'il faut essayer de « sentir » la salle, en l'occurrence d'observer l'attitude de son entourage composé pour lui de joueurs de haut niveau. Il aurait tant voulu observer discrètement un joueur qui possède un immense vocabulaire et qui, toujours selon lui, a du mal à cacher sa satisfaction lorsqu'il trouve un joli mot bien sélectif, surtout quand il est long. Malheureusement, et sauf à se retourner pendant le coup ce qui n'est vraiment pas le genre d'Antonin, il ne pouvait voir ce joueur susceptible d'influencer sa décision et son problème s'est donc résumé à une « banale » décision face au risque : soit jouer HELICOIDE au risque de perdre 28 points sur le top (coup de sécurité) si le mot n'est pas valable, soit jouer sa sécurité à 28 points et perdre 17 points si HELICOIDE est valable, en faisant le pari fort risqué que, d'une part le championnat se gagnera à plus de 17 points du top et que, d'autre part, lui-même ne perdra plus le moindre point sur ce même top d'ici la fin du championnat. Il a finalement fait ce dernier choix et l'histoire lui a donné raison sur le premier point (victoire de Fabien Leroy à -18), mais pas sur le second, car il a perdu un autre coup fort sélectif, en ne pensant pas à prolonger DECRIS en DECRISPE. Pour un joueur lambda, la perte de 17 points ne représente pas grand-chose à l'arrivée, même s'il n'en est pas toujours conscient, mais pour Antonin, elle était vitale puisqu'il savait parfaitement qu'il jouait le titre sur ce coup.
Autre illustration de la décision face à l'incertitude avec asymétrie de l'information, comme disent les économistes ! Vichy 2015, coupe d'Auvergne, première partie : on tire ELLOSTT. Je vois bien un E disponible en O8, mais je me persuade rapidement, sans vraiment construire d'ailleurs, qu'il n'y a pas de scrabble possible sur cette lettre. Je me rabats donc sur un coup technique et je trouve en fin de coup une collante à 40 points dont je suis assez satisfait. Mon voisin, quant-à-lui, construit immédiatement LOLETTES sur ce même E. Le mot lui plait bien, mais il n'est pas sûr de sa validité. Mon attitude va faire pencher sa balance du mauvais côté. Il sait que, d'une part je perds peu de scrabbles, d'autre part j'ai un vocabulaire beaucoup plus sûr que le sien, et il sent bien que, sauf à bluffer, je continue à chercher jusqu'à la fin du coup. Il décide donc de se refuser LOLETTES et perd 19 points sur le top, mauvaise décision qu'il rumine pendant tout le reste de la partie. Ca n'est quand même pas de ma faute si j'ai été médiocre sur ce coup, car bien sûr je connaissais LOLETTES !
L'utilisation quelque peu perverse de la communication non verbale permet parfois aussi d'intoxiquer ses voisins pour les faire plonger. En voici deux exemples particulièrement éloquents : Championnat de Paris, il y a plus de trente ans. Nonuple ouvert, et on tire deux jokers. Un joueur de haut niveau de l'époque, aussi roublard que brillant, remplit instantanément son bulletin et part aux toilettes en le rendant à la table d'arbitrage. En d'autres termes, il donne à tout le monde l'information qu'il y a bien un nonuple qui passe (impossible d'aller aux toilettes sinon), mais il sait pertinemment que cette information a une valeur négative, car elle va paniquer les joueurs de la salle plutôt que de les aider à trouver le top qu'il a eu la chance de voir tout de suite. Et c'est bien ce qui s'est passé : le coup en question, DIS(T)HE(N)E de mémoire, n'a été trouvé que par très peu de joueurs, et beaucoup lui en ont voulu de son attitude, même s'il ne transgressait pas les règles en vigueur. Impossible bien sûr de dire avec certitude ce qui se serait passé s'il était resté sagement à sa place, mais il est clair qu'il était parfaitement conscient de l'effet que son départ aux toilettes allait immanquablement provoquer.
Autre exemple du même type qui s'est produit il y a une vingtaine d'années. Un joueur A emmène en voiture un joueur B, dans la joie et la bonne humeur, disputer un tournoi de la région parisienne. Au début de la troisième partie, les deux joueurs se retrouvent côte à côte à une excellente place. Le nonuple s'ouvre alors et, avant même que l'arbitre ait fini de tirer toutes les lettres du tirage suivant, qui comporte un joker, le joueur B anticipe le nonuple MAN(U)ELIN si le L est tiré en dernier. Et c'est précisément ce qui se produit ! Il fait alors un papier au tirage et regarde le plafond pendant tout le coup. Résultat des courses : il fait exploser le joueur A sur la partie, mais ce dernier le punit en ne le raccompagnant pas à son domicile, ce qu'il n'avait évidemment pas anticipé. On ne peut décidément pas tout prévoir !
Il arrive aussi que le comportement de votre entourage tel que vous l'interprétez vous déstabilise au point de vous faire perdre complètement les pédales. Tournoi de Tours, il y a une trentaine d'années, troisième partie, deuxième coup. On tire EEIINSS. Ne trouvant aucun scrabble ni même aucune assurance, j'observe discrètement les joueurs de mon entourage (pas un joueur en particulier, mais bien plusieurs). Je me retourne et regarde au fond de la salle. Horreur ! Tout le monde est relevé et personne ne semble chercher sur ce coup. Je transpire à grosses gouttes pendant trois minutes, tourne mes lettres fébrilement dans tous les sens sans aucun résultat, et finis par rendre un bulletin plus que minable à 12 points. Sans surprise, j'entends l'arbitre m'achever définitivement : « Pour 72 points, vous placez SINISEE qui met un S au bout de tel mot (IONISEES passait aussi pour un peu moins cher) ». Quelle souffrance, ce jeu !
Je suis certain que, si vous faites de la compétition, vous avez vous aussi vécu des expériences déstabilisantes et même particulièrement irritantes : voisin(e) qui fait un papier très rapidement et dort sur le coup alors que vous n'avez encore rien, voisin(e) qui chiffonne ses papiers quasiment sur tous les coups, voisin(e) qui, aussitôt le bulletin rendu, pose bruyamment son mot sur la grille (il est normal de poser le mot pour mieux anticiper les coups suivants, mais il convient de le faire discrètement). Je me souviens de ce que disait ma belle-sœur Josiane quand elle a commencé à jouer en duplicate : « Moi, je ne m'occupe pas de mon entourage ». Depuis, elle est bien revenue de cette déclaration sentencieuse au point qu'elle ne supporte plus l'attitude de certains de ses voisins qui, volontairement ou non, la déstabilisent complètement.
En conclusion, il n'est certes pas possible de faire totalement abstraction de son voisinage, mais il ne faut pas pour autant se construire un véritable « film » à partir d'hypothèses hasardeuses sur ce que les voisins vont trouver ou pas, et jouer ou pas. Je me rappelle encore m'être refusé USURIERE (Open du Championnat de France 1979) parce que je débutais et que mes voisins, tous deux joueurs aguerris, ont continué à chercher jusqu'au bout. Evidemment, je connaissais USURIER, mais j'ai pensé que peut-être il n'y avait pas de féminin ! En fait, ils n'avaient tout simplement pas trouvé ce scrabble, contrairement à ce que j'avais supposé. On est là face à un problème de confiance en soi, c'est-à-dire en son propre jugement, qu'il convient de privilégier dans la mesure du possible. Ne pas se disperser en s'occupant constamment de ce que font les autres, bien se concentrer sur sa grille et se faire confiance sont à mon sens des conditions nécessaires de la réussite à ce jeu.
16 Enquête sur un prodige : Nigel Richards
Dans un précédent article intitulé « Littéraire ou scientifique ? », j'écrivais qu'à la limite, un joueur complètement ignare, possédant une grande intelligence de la grille et doté d'une mémoire prodigieuse, qui n'apprendrait les mots que par les sons et associations structurelles, serait beaucoup plus efficace qu'un joueur très cultivé, mais qui ne comprend pas grand-chose aux subtilités de notre jeu favori. Je ne me doutais pas à quel point l'avenir allait me donner raison !
Bien sûr Nigel Richards, ingénieur de formation, est loin d'être ignare, mais dans la mesure où il ne parle pas français cela revient au même puisqu'il a assimilé l'ODS sans recours au sens des mots, et ce en neuf semaines selon ses propres dires. La performance paraît cependant incroyable pour plusieurs raisons. Assimiler près de 40.000 mots de deux à dix lettres en deux mois, et peut-êre beaucoup plus, si pour lui CHANTE-Z est un autre mot que CHANTE, en d'autres termes s'il a appris les tirages bruts sans apprendre les règles de conjugaison, sans connaître la langue et sans recours au sens est proprement stupéfiant, quand on sait le mal que nous avons à apprendre en quelques mois les mots nouveaux qui rentrent dans l'ODS tous les quatre ans. Pensons par exemple à l'ODS 5, véritable montée de l'Alpe-d'Huez (j'ai choisi cette image du fait que Nigel adore le vélo), et qui pourtant ne comportait pas plus de 1500 mots nouveaux utiles au scrabbleur !
De plus, Nigel ne fait aucune confusion entre les mots anglais et les mots français, comme s'il avait soigneusement rangé les deux listes de mots dans des caissons étanches de son cerveau. A noter ici une asymétrie importante : les mots anglais qu'il a « engrammés » sont, contrairement aux mots français, reliés à sa langue natale, même si une proportion notable de ces mots ne servent qu'au Scrabble, comme c'est le cas lorsque nous jouons les mots courts à lettre chère que nous n'utilisons jamais en d'autres circonstances.
Par ailleurs, pour être efficace à notre jeu, il faut être bon en grammaire et en déclinaison : les terminaisons AIS, AIT, AIENT, ONS, ONT… n'ont rien d'évident pour un scrabbleur débutant, sans compter les nombreuses exceptions (verbes défectifs, verbes du troisième groupe qui ont chacun leur propre déclinaison…). Et là, la construction est très différente de celle des verbes en anglais (terminaisons ED et ING). De même, les préfixes et surtout les suffixes (OIR, IER, EUR …) dont nous nous servons pour construire les mots à partir du tirage dans le désordre sont très différents de ceux qui prédominent dans la langue de Shakespeare (ESS, GH, OW, Y…) même s'il y a beaucoup de racines communes à l'anglais et au français. Il lui faut également savoir si un verbe est transitif ou non, et pour cela nous avons le plus souvent recours au sens, ce que Nigel ne peut pas faire sauf lorsque le verbe est le même en anglais.
Encore un point qui peut paraître secondaire mais ne l'est pas nécessairement à mes yeux : la valorisation sur la grille n'est pas la même qu'en anglais. Nous sommes programmés pour chercher immédiatement avec les lettres chères comme le K, le W et le Y par exemple, ce qui n'est pas le cas d'un joueur anglophone pour lequel ces trois lettres valent respectivement 5, 4 et 4 points. Je pense, car je ne connais pas Nigel et j'en suis réduit à quelques hypothèses sur son fonctionnement cérébral, qu'il a appris à construire les mots de l'ODS à partir des tirages en terme de perception globale ou gestalt, ce qui lui permet de faire comme l'ordinateur des comparaisons de fichiers pour savoir si un mot est valable ou pas. Il semble, me dit Luc Maurin qui a été quatre fois son voisin dans le Championnat du monde, qu'il range ses lettres dans l'ordre alphabétique, qu'il identifie très vite le tirage qu'il a sous les yeux et le compare au tirage qu'il a enregistré grâce à sa mémoire diabolique. Il a par exemple immédiatement contesté en partie classique les mots « FURETEES » et « FANATIDA » que son adversaire avait cru bon de lui planter en finale en se disant qu'un néo-zélandais pourrait croire naïvement que ce mots étaient valables. Le démenti fut cinglant, ce qui n'étonnera plus personne au vu de son incroyable performance en duplicate. S'agissant de cette dernière épreuve, Luc me précise qu'il fait un papier au bout de quinze à vingt secondes et n'en change plus jusqu'à la fin du coup, ce qui montre bien à quelle vitesse il scanne la grille ! Rappelons que sur les sept parties que compte le championnat du monde, Nigel n'a perdu que 8 points en deux coups, dont 5 à cause d'une erreur de référencement.
En fait, le seul coup qu'il n'a pas vu est AXE et il a joué EX au même endroit pour trois points de moins !!
Reste encore un problème, celui de la restitution. Pour les scrabbles en sept ou huit lettres, on peut imaginer comment il s'y prend, mais comment fait-il par exemple pour sélectionner en français cinq ou six lettres parmi sept sur un coup technique et trouver des mots comme MUPHTI ou CHNOUF, coup sur lequel il est solo dans le défi mondial et qu'il a oublié de raccorder, soulevant dans la salle des passions incontrôlées ? Sans oublier que la présence du joker démultiplie les possibilités. Selon Luc, qui n'est pourtant pas facilement impressionnable en la matière, cela dépasse l'entendement et « ce type est irréductible à toute analyse ». Il ne fait aucun doute que Nigel Richards est doté d'une mémoire et d'une capacité d'analyse phénoménales, ce qui fait de lui le meilleur joueur de la planète. Mais pour moi sa performance en français, tant en partie classique qu'en duplicate, est encore plus spectaculaire que ses trois titres de champion du monde anglophone et ses cinq titres de champion des Etats-Unis. On a un peu l'impression que Nigel reproduit au Scrabble les performances des champions d'échecs ou de bridge qui sont, quant-à-elles, réalisées dans une langue universelle. C'est comme si la barrière de la langue s'effaçait devant la virtuosité du joueur. Qui sait s'il ne va pas désormais se lancer un nouveau défi : devenir champion hispanophone, russophone ou même sinophone le jour où ces deux derniers championnats seront créés. D'évidence, le mot « impossible » n'est pas néo-zélandais, comme le prouvent d'ailleurs chaque année les All Blacks. C'est pourquoi, au vu de la performance de Nigel pour son premier tournoi en duplicate, je propose qu'on le fasse carrément passer de la septième à la sixième série internationale !
Jacquou [01/09/2023]
Jacquou [15/07/2023]